Par Amin BEN KHALED Mesdames, Messieurs, Ils étaient 219, vous êtes 217. Votre nombre correspond pratiquement au nombre des martyrs de la Révolution. C'est dire que votre mission politique et juridique est aussi hautement emblématique. Ils étaient 219, et ils ont libéré des millions et des générations de Tunisiens du joug d'une dictature que beaucoup d'entre vous, désespérés, pensaient éternelle. Certains d'entre vous ont même essayé de raisonner un pouvoir déraisonnable quitte à jouer le rôle d'une opposition figurante en donnant, aux Tunisiens et au reste du monde, l'illusion que le tyran était démocrate. Et d'autres, parmi vous, ont voulu s'éclipser sous d'autres cieux, par calcul, par amertume ou par indifférence, en abandonnant la société civile à un monstre stalinien aux milles yeux et à la merci d'une cour néronienne aux milles estomacs. Mais peu importe, aujourd'hui, vous êtes là, et vous êtes les élus du peuple. Mesdames, Messieurs, Je ne peux pas être à votre place, et ce n'est point un honneur, je l'avoue, car je ne suis pas l'élu du peuple. Mais, à vrai dire, je n'aimerais pas être à votre place pourtant si enviable. Car dans cet hémicycle, je verrais les spectres des martyrs ensanglantés rôder autour des sièges demandant désespérément secours et reconnaissance et je verrais l'indifférence d'autres spectres, ceux des élus qui siégeaient à votre place avant la Révolution, ceux-là qui étouffaient les cris du peuple avec des applaudissements incessants et cyniques. Je ne voudrais pas être à votre place, car si j'avais été un élu, et tant que je n'aurais pas réalisé ce que j'ai promis à ce peuple bon, pacifique et patient, j'aurais le sentiment d'usurper la voix d'un martyr et de faire taire à jamais son désir éternel de reconnaissance. Hegel disait, et il avait raison comme toujours, que le véritable maître est celui qui sacrifie son désir biologique pour faire valoir un désir non biologique, à savoir le désir de liberté. Or, le peuple tunisien ne voit que des élus, dont certains sont devenus ramollis par des sièges fort confortables, se plaindre d'un mets froid ou d'une bourse avare alors que le sang des martyrs est encore chaud et que leur sacrifice est généreux. Mesdames, Messieurs, Gardez-vous d'oublier que vous êtes les rédacteurs de la prochaine Tunisie. Vous allez écrire avec le sang des martyrs, rouge sur blanc, un texte fondateur et fondamental qui rendra justice à ce peuple qui a refusé tous les diktats depuis la nuit des temps. Vous êtes les élus que le peuple a choisis pour l'emmener vers la terre promise, la terre de la démocratie, de la liberté et de la dignité. Ainsi, gardez-vous d'ensevelir précipitamment nos martyrs au bord du chemin. Vous devez porter leur sépulture, avec le plus grand soin, vers cette terre promise pour qu'ils puissent reposer en paix pour l'éternité. N'oubliez jamais que l'histoire, cette chose capricieuse, donnera toujours raison à ceux qui se sont sacrifiés pour elle et prenez le temps de méditer un peu notre hymne national — qu'on utilise parfois à mauvais escient — et ce vers abracadabrantesque qui fait donner des sueurs froides au destin et à l'univers. Chers élus, Une dernière chose : pensez à rendre un dernier hommage à nos martyrs en invitant chaque élu à inscrire sur son siège le nom d'un martyr, avant de quitter l'hémicycle, l'hémicycle des 219 éternels.