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Personne ne peut rien prédire ce que sera demain la Tunisie
Champ Civique - Pr Hichem Djait, président de l'Académie des sciences, des lettres et des arts Beit Al Hikma
Publié dans La Presse de Tunisie le 08 - 06 - 2012

• L'essentiel en démocratie, ce n'est pas seulement la liberté et l'égalité. L'essentiel en démocratie, c'est l'Etat de droit et les institutions qui fonctionnent selon la loi
Hichem Djaït à Beït Al Hikma. L'homme a-t-il trouvé sa maison? Ou est-ce la maison qui a enfin trouvé son homme ? En tout cas, c'est la première question qui nous vient à l'esprit quand l'historien et penseur, à l'œuvre monumentale, nous accueille dans son fief de président de l'Académie des sciences, des lettres et des arts, qu'il occupe depuis le mois de février. Mais il y aura d'autres questions sur la vocation académique des lieux, sur les premiers académiciens que la Tunisie aurait dès la prochaine rentrée, sur la condition intellectuelle et esthétique à y restituer, sur la sagesse au temps des révolutions, sur son dernier livre et son prochain...
On aurait encore aimé questionner l'intellectuel sur la place de la culture et des intellectuels dans le combat actuel pour la liberté et le progrès. Mais c'est le démocrate que l'on interpellera indirectement dans une lecture des évènements politiques et leurs relations aux conditions de la démocratie. A la lumière de phrases du passé étonnantes d'actualité, on tente avec lui de donner du sens historique à l'actualité. Par petites touches, avec le recul du scientifique, la rationalité du chercheur et la sérénité du philosophe, il se prête au jeu. Ecoutons-le.
- Vous êtes en train de travailler à donner jour à la vocation académique de Beït Al Hikma. En quoi consiste ce projet ? A quelles finalités répond-il ? Et que manquait-il, jusqu'ici, à l'Académie des sciences, des lettres et des arts pour fonctionner comme une vraie académie?
- Comme son nom l'indique, Beït Al Hikma est une académie qui inclut les sciences, les lettres et les arts et qui, à l'image de l'Institut de France à titre d'exemple, devrait réunir des scientifiques, des artistes et des écrivains. Depuis quelques années, mes prédécesseurs ont pensé la meubler avec des académiciens. Cela ne s'est pas fait. Après la révolution, Mohamed Talbi, qui en assura la présidence pendant quelques mois, a réveillé le projet. Il a composé une liste succincte et c'est ce travail entamé avant moi que j'ai repris dès ma nomination en février dernier. J'y ai travaillé sérieusement avec l'aide de mes assistants et l'encouragement du ministre de la Culture et du ministre conseiller auprès du chef du gouvernement, Abou Yarib Al Marzouki. Ils m'ont donné toute la latitude dans le choix des futurs académiciens, mais avec l'appui d'une commission d'organisation composée de cinq personnalités extérieures, cette commission a été créée de par le projet actuel de réorganisation de Beït El Hikma. En suivant la directive du projet quant au nombre des académiciens notamment, nous avons fixé une liste de quatre-vingts personnalités.
- Qui sont nos futurs académiciens, à quels profils appartiennent-ils et sur quels critères ont-ils été sélectionnés?
- La liste des futurs académiciens ne peut être rendue publique à ce stade. Ce sont des hommes de sciences, de lettres et d'arts qui auront le titre de membres de l'académie et le porteront à vie, à l'instar de tous les académiciens du monde. Parmi les quatre-vingts, on compte cinq personnalités honoraires qui ont dépassé l'âge de 80 ans et qui ont un titre honorifique, cinquante personnalités tunisiennes résidant en Tunisie, dix Tunisiens résidant à l'étranger qu'on aimerait inviter et faire participer, enfin quinze personnalités étrangères originaires du Maghreb, du monde arabe et du monde occidental. Nous avons divisé les académiciens en trois classes : sciences, lettres et arts. Quand ils se réunissent dans leur totalité, ils forment le conseil académique. Sinon, c'est par spécialité qu'ils s'organisent. Durant l'élaboration de cette liste, le critère de sélection a été évidemment le nombre et la qualité des travaux scientifiques et des publications. Nous avons remarqué que les scientifiques sont, particulièrement, ceux qui ont le plus travaillé dans ce pays. Ils appartiennent notamment aux domaines des sciences humaines et sociales comme des sciences exactes où nous comptons une dizaine d'académiciens... Dans la classe des lettres, il y a des écrivains, des créateurs, des poètes et des critiques. Dans la catégorie des arts, il y a des peintres, des musiciens, des hommes de théâtre... Le président de l'académie sera élu par les académiciens pour un mandat de deux années renouvelables à l'exception de moi-même puisque j'ai été nommé.
- Quand estimez-vous que la liste des académiciens sera publiée? Peut-on espérer une ouverture effective de l'académie à la prochaine rentrée?
- La liste est prête. Elle a été l'objet de consultation et a reçu l'aval de la commission d'organisation. Elle a été, ensuite, envoyée au ministre de la Culture pour qu'il signe les nominations par arrêtés ministériels. On s'attend à une réponse positive du fait que le ministre, le chef du gouvernement et le président de la République se sont montrés prédisposés et favorables à ce projet. J'espère qu'à la prochaine rentrée, le corps académique sera réuni au complet et que nous pourrons organiser une ouverture solennelle.
- Jusqu'où l'académie pourrait-elle s'ouvrir sur l'environnement?
Une académie, ce n'est pas une maison de la culture. Certes, elle a accueilli jusqu'ici des colloques intéressants et a produit des publications d'envergure ; des livres qui coûtent cher et qui ne peuvent être édités ailleurs. Sa prochaine publication consiste en une encyclopédie tunisienne. Elle sera achevée au cours de ce mois de juin. Elle comporte deux gros volumes et sera présentée au public à la rentrée. Ce sera la première encyclopédie entièrement consacrée à la Tunisie, sa géographie, son histoire, ses grands projets...
Toutefois, on ne compte pas faire de cette académie un lieu d'accueil. Elle fonctionnera suivant un choix délibéré pour l'intellectualisme et l'esthétique que la société ne prise pas forcément.
- L'Académie continue à être baptisée «Beït Al Hikma» (Maison de la sagesse). De quelle sagesse procèdera-t-elle, désormais ? Et comment définissez-vous ce concept originaire dans le présent et, spécialement, en ces temps de révolution ?
- La Sagesse signifie, avant tout, la Philosophie. C'est le sens premier du mot. Fondée par le Calife Al Maamoun à Bagdad, la première Beït Al Hikma et la plus importante dans le monde arabe, a été extrêmement utile. Elle a servi au transfert du savoir grec avec ses différents champs et disciplines dans la langue arabe. Et c'est grâce à cette fondation qu'aura lieu, ainsi, l'éclosion de la science et des lettres arabes, des lumières arabes... C'était un projet formidable !
Initialement, quand l'Académie tunisienne Beït Al Hikma a été fondée en 1983, son but consistait également à traduire des œuvres. Il y a eu un nombre considérable de traductions de travaux scientifiques et de publications dans plusieurs domaines de connaissance.
Aujourd'hui, la Sagesse, c'est le Savoir ! La Sagesse, c'est d'encourager le savoir et la connaissance. Aussi, devra-t-on faire en sorte que cette institution devienne le point focal de la réunion des principaux cerveaux tunisiens.
Ils viendront y présenter leurs projets, se faire critiquer et aider. Il n'y a pas chez nous un lieu qui réunit et réforme. L'académie sera leur maison.
- Vous venez de publier la dernière partie de votre trilogie sur la vie du Prophète Mohamed, pensez-vous avoir fini de déchiffrer les phénomènes de la Révélation, les règles de la prédication et la dynamique qui a conduit au triomphe de l'Islam ?
- Oui, je considère que j'ai mené à terme le projet sur la vie de Mohamed que j'ai entamé au début des années 90 : vingt ans de recherche et trois volumes de 1.000 pages chacun. C'était le sujet de mon séminaire à l'université. J'ai attendu ma retraite pour le rédiger. Par ailleurs, en l'espace de vingt ans, j'ai publié d'autres ouvrages tels La Crise de la culture islamique et j'ai écrit des centaines d'articles dans la presse panarabe de Londres traitant de thématiques politiques et culturelles. Je n'écrivais certes pas dans la presse tunisienne, mais je participais à la chose publique. Même du temps de Ben Ali, je donnais des conférences.
- Avez-vous un nouveau projet éditorial ?
- Maintenant, je m'intéresse beaucoup à la philosophie. J'aimerais tant écrire un livre sur la philosophie islamique dans sa relation à la philosophie grecque. Il faut dire que j'aime beaucoup la philosophie. C'est donc un projet que j'affectionne particulièrement. Mais je ne sais pas si j'aurai le temps de le mener à terme... Sinon, ce sera toujours un plaisir de lire Platon et Aristote.
Depuis une ou deux générations, les philosophes du monde arabe se sont entichés de philosophie, au sens strict quelquefois. Je trouve ce phénomène curieux parce que l'histoire c'est l'histoire. Chez nous, par exemple, il y a une bonne école philosophique. Je constate simplement que nos philosophes, qui sont par ailleurs de bons analystes, se sont trop collés à la philosophie occidentale contemporaine. Ils ont fait l'impasse sur Heidegger, Hegel, Kant, Habermas... Ceux-ci n'ont pas été étudiés ni en Tunisie ni dans le monde arabe en général.
Pour retourner à l'histoire, dans ma génération d'historiens, je suis le seul à m'être penché sur l'Islam, central et maghrébin. J'ai formé des centaines d'étudiants. Les autres se sont plutôt penchés sur l'histoire nationale. Cela s'explique par le flux nationaliste et chauvin de Bourguiba.
- Votre œuvre se démarque d'un autre côté aussi par l'interrogation du corpus de la littérature islamique — du sacré – avec la rationalité des sciences sociales modernes et la rigueur de la recherche en sciences humaines. Outre cet apport à la science de l'histoire, en quoi votre œuvre contribue-t-elle à la compréhension des temps présents ?
- Il n'y a pas que le sacré que mes livres interrogent. Dans la trilogie sur la vie du Prophète, le premier volet fait une lecture dans le Coran. Le deuxième volet est anthropologique. Le troisième est politique. Certaines de mes œuvres historiques concernent directement le présent. Dans La Grande discorde par exemple, il y a explication au monde islamique actuel. Je me suis également beaucoup intéressé à l'analyse de l'époque contemporaine. J'ai commencé par écrire des essais. Aujourd'hui, ils sont peut-être un peu oubliés. Dans ces essais, je me suis consacré à l'étude de notre époque. Ils parlent du devenir du monde arabe, de la crise islamique. Etant donné ma formation d'historien, mes essais sont généralement très pénétrés de sens historique.
- Vous écriviez en juillet 1978 une lettre émouvante, pleine d'amertume mais surtout étonnante par son actualité dans laquelle vous posiez la question de la démocratie, « la nécessaires maturation et les conditions d'intériorisation du jeu démocratique...» On a l'impression que cette lettre parle de la Tunisie de 2011 / 2012. Pensez-vous que notre pays est au point zéro par rapport à cette maturation ?
- C'est un peu ce qui se produit après toute révolution. Il y a pas mal de chaos. Il y a des expressions de contestation. Cela commence à se calmer un peu. Maintenant, la situation est assez singulière. Personne ne peut rien prédire ce que sera demain la Tunisie !
A certains moments, on pense qu'on est en train d'avancer vers un destin qui répète les régimes précédents. A d'autres moments, je suis, personnellement, persuadé qu'il existe des forces démocratiques assez puissantes pour contrecarrer toute tendance à l'autoritarisme. La particularité du moment, c'est que les deux chemins sont ouverts à égalité.
Je suis un démocrate, mais je l'avoue : il y a des gens, dans mon camp, qui ne sont pas mûrs pour la démocratie. La raison est que notre maladie depuis l'Indépendance, c'est le désir de pouvoir, même si le pouvoir est faible. C'est une vraie maladie. Je constate que dans notre pays, il y a des forces démocratiques importantes.
Il y a une expansion du savoir et de l'expression. Tous ces gens qui ont souffert se libèrent. Ce qui leur manque toutefois, c'est l'influence sur les masses populaires qui ont besoin d'être touchées. Il n'y a peut-être pas suffisamment de moyens matériels. J'ai peur que les forces de résistance ne soient écrasées. Mais, contrairement à ce que l'on pense, même les mouvements islamistes n'échappent pas à cette lacune. Il ne faut pas croire que les mouvements islamistes soient très pénétrants dans la société tunisienne. Les salafistes ne dépasseraient pas les vingt mille. Le parti Ennahdha, c'est autre chose. Mais, il se montre trop lénifiant vis-à-vis des salafistes. Evidemment, personne ne lui demande un retour à la répression. Mais on l'accuse de vouloir utiliser ces éléments salafistes pour créer ses milices.
- Vous écriviez dans cette même lettre à propos de la démocratie: «Il y a comme une éthique, une construction mentale, des habitudes à prendre, un système de croyances implicites... La démocratie implique un consensus de base sur un modèle stable de société et de civilisation...» Avec la montée et la radicalisation des courants islamistes et jihadistes, en sommes-nous si loin ?
- L'essentiel en démocratie ce n'est pas seulement la liberté et l'égalité. L'essentiel en démocratie, c'est l'Etat de droit, et ce, sont les institutions qui fonctionnent selon la loi. Ce n'est pas ce que nous vivons actuellement. C'est assez paradoxal, par exemple, que des policiers demandent à appliquer la loi et que le gouvernement, lui, tergiverse ! Je rappelle que je ne suis pas pour la répression mais pour la sanction de tout acte qui transgresse la loi. En cela, c'est le gouvernement qui a la responsabilité d'assurer la sécurité de la République.
Du côté des désobéissants, aujourd'hui, il n'y a pas que les salafistes qui portent atteinte à l'ordre public. Il y a, à côté, tous ceux qui demandent des améliorations immédiates. Ils procèdent par manque de patriotisme et de discipline. D'un autre côté, l'Assemblée constituante est un peu trop molle. Elle ne fait pas son travail. On constate de nouveau que l'élaboration de la Constitution est soumise à des blocages permanents. Je pense que cela est dû à cette maladie du pouvoir dont nous souffrons. Il est encore heureux que la Troïka fonctionne, et ce, quelle que soit la fragilité de ses équilibres intérieurs.
- Vous affirmez à propos du monde arabe que «le corps social est tellement malléable qu'on peut du jour au lendemain faire basculer un pays du socialisme au capitalisme, d'un camp à un autre, d'un modèle culturel à un autre». Est-ce que c'est cela qui explique la montée des courants islamistes ?
- Pas tout à fait. Il faut considérer le phénomène islamiste dans sa dimension de vrai phénomène historique. Il dépasse nos frontières et se vérifie dans l'ensemble du monde arabe et musulman, comme un phénomène historique profond. Après les temps du nationalisme, voici venir ceux de l'islamisme. L'Occident a peur. Il y a une sorte de schizophrénie. Le fait est que l'islamisme est partout présent comme une alternative au passé. Ayant capté la révolution en Tunisie, en Egypte, en Libye, voire en Irak, et avec de fortes chances de la faire en Syrie, il touche l'ensemble du monde arabe. Même ailleurs, les courants se multiplient. En Turquie, les islamistes sont au pouvoir. En Afghanistan, les talibans attendent le départ des armées occidentales pour régner. Au Pakistan, bien que le gouvernement soit de type moderniste, l'armée, issue du peuple, est en grande partie islamiste. En Iran, la révolution se maintient... Partout, cela ressemble à la grande vague du socialisme, du communisme et de la Révolution bolchévique du début du siècle dernier. Il faut analyser cela d'un point de vue historique. Un peu comme la révolution industrielle en Occident qui a provoqué les courants sociaux. De ce point de vue, il se peut que ce soit une phase nécessaire. Toutefois, chaque pays a ses spécificités. Mais partout, c'est le choc de la modernité qui a été rude. Le monde musulman a été traumatisé par les profondeurs de la modernité. Mais il n'y a pas encore d'analyse sérieuse sur ce sujet.
- Est-ce que les évènements vous étonnent ou n'y voyez-vous qu'une évolution logique et attendue de l'histoire ? Dictatures qui perdurent, fondamentalisme, jihadisme...? La montée des islamistes au pouvoir était-elle, selon vous, annoncée et inéluctable ?
- Personne ne pouvait s'attendre à ce qu'il y ait en Tunisie une révolution sociale et politique. On sentait que le régime de Ben Ali allait vers sa fin. Mais une révolution, c'était difficile à prévoir ! On s'attendait un peu aux islamistes. Les autres partis étaient là aussi à préparer le terrain. Les jeunes font la révolution, mais après on voit mal les révolutionnaires organiser eux-mêmes le pays. L'exemple de Sidi Bouzid est édifiant. Ils ont voté pour l'un des leurs, celui, en particulier, qui leur a fait le plus de promesses...
- Vous avez souvent désigné «L'illusion lyrique des activistes pour promouvoir le gouvernement idéal et la dimension utopique du combat pour le bien suprême » comme étant à l'origine des régimes totalitaires. Pensez-vous que ce soit cette dimension utopiste qui a pesé sur le résultat des élections du 23 octobre et qui a nourri la montée des courants islamistes ?
Les premières élections ont permis à Ennahdha d'avoir 41% des voix. Ce n'est pas une majorité absolue. Cela peut ressembler à l'utopie au début. Maintenant, le parti Ennahdha sent qu'il peut y avoir un retournement de situation. Il prend ses dispositions. Les salafistes, de leur côté, sont porteurs d'une utopie extrême. Ils veulent créer leur courant et se singulariser par rapport à une majorité islamiste modérée. Je ne pense pas qu'ils visent le pouvoir. Rien ne dit que les salafistes ne disparaîtront pas d'eux-mêmes. Qu'on les autorise à s'organiser au sein d'un parti ou pas ne change pas grand-chose. Ils sont là. Je pense que la société a un peu trop peur d'eux. En réalité, ils n'iront pas plus loin. Le vrai problème à mon sens est un problème d'ordre et de sécurité. A titre personnel, je suis pour le maintien de l'ordre. Un gouvernement digne de ce nom doit savoir assurer l'ordre. C'est sa responsabilité dès lors qu'il y a violence.
- Quelle est justement votre lecture des derniers évènements et comment expliquez-vous cette violence ambiante ?
Il y a une tendance à lever les boucliers à propos de tout et on ne peut pas agir comme si la situation était calme. Or, ce qu'on constate dans les actions du gouvernement, c'est l'hésitation et l'absence d'explication. Un gouvernement doit accompagner ses mesures et ses décisions des explications qu'elles requièrent.
Voyez l'exemple de la révocation des magistrats. Il n'y a eu aucune explication. Qui sont ces magistrats ? Ont-ils tous servi Ben Ali ? S'il est vrai qu'ils sont tous corrompus, pourquoi ne pas l'expliquer à l'opinion ? C'est cette opacité qui provoque la levée de boucliers qui fait suite à chaque mesure du gouvernement. Il y a cet autre exemple: l'année blanche des salaires. Encore une fois, on ne peut pas agir comme à l'époque où les choses étaient calmes. Nous sommes à une période historique cruciale. Il faut que le gouvernement explique clairement toutes ses décisions. Et dès qu'il considère qu'il est dans son droit, il doit savoir maintenir ses décisions et non pas les abroger sous la pression. C'est mon point de vue sur les institutions.
Il ne faut pas oublier les deux autres partenaires du gouvernement. Eux font preuve de faiblesse et de personnalisme. Le « zaïmisme » fait partie de notre patrimoine. Et c'est un état de fait que le passé pèse sur le présent. Il n'y a pas une création magique du présent.
Beït Al-Hikma
Créée en 1983, la Fondation «Beït Al-Hikma» est devenue, conformément à la loi 74-96 du 23 juillet 1996 une entreprise publique à caractère non administratif, dotée de la personnalité civile et de l'indépendance financière et dénommée Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, «Beït Al-Hikma». Pieds dans l'eau de Carthage, le siège actuel de l'académie est symbolique à plus d'un titre. Elle s'appelait à l'époque husseinite «Palais Zarrouk», car il fut fondé par le Général Ahmed Zarrouk, dont le nom est associé à la répression impitoyable de la révolte d'Ali Ben Ghedhahem en 1864, dans les régions du Sahel et de l'Aradh. De 1943 à 1957, ce palais fut la résidence officielle du dernier Bey de Tunisie, Mohamed Lamine. C'est dans ce cadre architectural prestigieux qu'une réception fut organisée pour Jules Ferry qui devait imposer le protectorat français à la Régence de Tunis.
C'est également dans ce cadre qu'eut lieu un événement majeur pour la Tunisie moderne : la proclamation solennelle de son autonomie interne, en 1954, par le chef du gouvernement français Pierre Mendès-France.
Après l'Indépendance, le palais devint propriété de l'Etat. Il abrita pendant une période l'Office national de l'artisanat puis l'Institut national d'archéologie et enfin la Fondation nationale Beït AI-Hikma.
Notre supplément "La Presse Champ Civique" Du 08-06-2012


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