Par Nejib Ouerghi La Troïka peut-elle survivre à sa première crise politique majeure qu'elle vient de connître cette semaine? A l'évidence, les tractations laborieuses engagées entre les différents protagonistes pour sauver cette coalition ne sauraient restaurer définitivement la confiance, sérieusement entamée par le déficit de communication qui pénalise les deux plus hautes institutions de l'Etat : la présidence de la République et la présidence du gouvernement. La crise qui a éclaté en début de semaine a révélé une différence d'appréciation dans le traitement des grands dossiers et une sorte de fuite en avant des partenaires au pouvoir qui, plutôt que d'accorder leurs violons et de mettere en avant la raison d'Etat, ont préféré étaler au grand jour leurs différences et leurs désaccords. La guerre des communiqués que se sont livrée les locataires de Carthage et de la Kasbah a donné une image écornée de la classe politique en Tunisie et montré que les susceptibilités et les calculs étriqués sont en train de prévaloir sur les positions de principe et les intérêts vitaux du pays. La crise qui a frappé le sommet de l'Etat —qui a failli transformer la fissure, entretenue par une mésentente qui n'a rien de cordial sur tous les dossiers ou presque, en une véritable implosion— a éclaté le jour de l'annonce de l'extradition de l'ancien Premier ministre libyen, Baghdadi Mahmoudi. Une décision grave qui a été considérée par la présidence de la République comme une méprise, parce que, a-t-on avancé, prise sans concertation et sans l'aval du président de la République, censé signer le décret finalisant cette opération. Le tollé provoqué à Carthage, à l'Assemblée nationale constituante, où une motion de censure a été vite déposée, parmi les représentants de la société civile et les défenseurs des droits de l'Homme, par l'extradition précipitée de l'ex premier ministre de Kadhafi nous a fait craindre le pire. La dislocation de la Troïka et le risque de plonger le pays dans une crise institutionnelle. Une situation au demeurant inédite, qui s'est matérialisée par un conflit de compétence entre les deux présidences. La crainte est d'autant plus justifiée que des réactions intempestives, voire des prises de bec, ont vite dominé un débat politique tendu, dont les conséquences auraient pu être incertaines. Se sentant humilié et presque poussé à la porte de sortie, le président Marzouki a enfoncé le clou. Une occasion inespérée lui est offerte pour repartir du bon pied et négocier en position de force la survie de la Troïka. L'éviction du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, M. Mustapha Kamel Nabli, annoncée par un communiqué lapidaire de la Présidence de la République, est revenue comme un leitmotiv. Qu'importent la qualité de l'homme, sa compétence et sa probité ! Le caprice du prince vaut bien cette concession, ce sacrifice. M. Nabli, un bouc émissaire idéal par lequel il serait possible de sauver la face des uns et de recoller les pièces qui risquent de déséquilibrer l'échiquier politique national. A ce propos, Nietzsche avait raison en avançant que «celui que l'on punit n'est plus celui qui a commis l'action. Il est toujours le bouc émissaire». Alors que tous les efforts auraient dû être orientés pour tourner la page, savoir raison garder et éviter tout ce cafouillis, toutes les parties ont observé un silence pesant, faisant entourer cette crise d'un nuage encore plus épais et donnant libre cours à toutes les supputations. Incontestablement, la crise institutionnelle, dont les relents sont persistants, nous a renseignés sur le jeu périlleux auquel ne cessent de se livrer les forces politiques du pays qui, calculs politiques obligent, préfèrent la fuite en avant que d'assumer pleinement leurs responsabilités envers la nation. La raison d'Etat étant inscrite aux abonnés absents, on a eu droit à une guéguerre entre des partenaires dont la mission originelle n'est autre que d'assurer au pays les conditions d'une transition réussie vers la démocratie et l'élaboration de la nouvelle Constitution post-révolution. Une crise institutionnelle qui a mis à nu la fragilité de la Troïka, la profondeur de ses dissensions et le malaise qui ne cesse de la ronger. Un malaise qui a pour toile de fond, notamment, les interférences qui existent au niveau des centres de décision, faisant éclater constamment des risques de paralysie de la vie politique. Une cacophonie qui a révélé, six mois après l'entrée en vigueur de la loi organisant les pouvoirs provisoires, une multiplication des sources de discordance et une sorte de refus du locataire de Carthage d'accepter le rôle protocolaire qu'il avait pourtant accepté de bonne grâce. Enfin, une crise au sommet de l'Etat qui a révélé le difficile dialogue et la dure cohabitation entre des forces politique peu homogènes, qui se sont lancées dans la course au pouvoir de façon précoce. Que ce soit pour le cas de l'extradition de Baghdadi Mahmoudi ou de l'éviction du gouverneur de la BCT , la guerre fratricide que se sont livrée les locataires de Carthage ou de La Kasbah a créé un imbroglio. Les deux décisions ont péché par une succession d'erreurs. Erreurs de timing et de stratégie politique. Le traitement qu'on a voulu apporter à ces crises n'a pas été convaincant, ni efficace. Il laisse, assurément, des stigmates que les arrangements de derrière minute ne sauraient effacer ou faire disparaître totalement.