Par Noura BORSALI Le triple viol de la jeune fille est bel et bien une affaire de grande taille qui mérite, contrairement à ce que certains pensent, ce grand retentissement médiatique tant sur le plan national qu'international. Le courage de la jeune fille et de son compagnon - qui est à saluer- a brisé le tabou sur un mal qui ronge notre société et qui est tu et passé sous silence par peur de représailles policières, de la honte de la famille et de la condamnation de la société. En fait, dénoncer ce crime -et c'en est bien un comme le stipule le code pénal- équivalait, pour les victimes, à une vie brisée et difficile à reconstruire tant les préjugés sociaux sont forts et accablants. Leur souffrance est enfouie au fond de leurs êtres. Aujourd'hui, grâce au courage de ce jeune couple, les victimes n'auront plus peur de dénoncer le crime et les bourreaux n'auront plus à refaire en toute impunité un tel acte abject. D'aucuns ont parlé d'instrumentalisation politique de l'affaire. Il n'en est rien. Car, ce qui a fait déborder le verre, c'est l'inculpation inattendue du jeune couple pour «outrage public à la pudeur» (!). Les propos du porte-parole du ministère de la Justice à ce sujet ont été jugés graves et humiliants, comme le dira la jeune fille dans son témoignage télévisé qui nous a brisé le cœur. Inculpation qui comporte des vices de forme comme l'a démontré Maître Khedija El Madani dans son article publié dans La Presse du 5 octobre («Nous sommes toutes violées !») et qui risque d'enfermer les deux accusés pendant six mois. Ce qui a aggravé encore et davantage cette affaire, c'est que les deux victimes (l'une de viol et l'autre d'extorsion d'argent) deviennent des accusés alors que les bourreaux en détention n'ont fait aucunement l'objet jusqu'à ce jour d'une quelconque inculpation ou d'un quelconque passage devant le juge. Certains ont expliqué cette procédure inversée par la recherche d'un allègement de la peine des policiers accusés, une fois que l'inculpation contre le jeune couple sera retenue. Drôle de procédure, avouons-le, si révoltante qu'elle a mobilisé l'opinion publique ici et ailleurs. La Tunisie, pays avant-gardiste en matière de droits des femmes, attire aujourd'hui les regards du monde entier sur une injustice qui montre que nous ne sommes pas encore dans un Etat de droit tel que la Tunisie l'a souhaité vivement en faisant sa révolution. C'est pour toutes ces raisons que, quand bien même nous serions de grands adeptes de l'indépendance de la justice, nous pensons que cette affaire doit être classée. Par ailleurs, certains imams fortement conservateurs ont accusé la fille de «dévergondage» et considéré qu'être dans une voiture avec son copain ou fiancé relève d'«une atteinte aux bonnes mœurs». Là se pose une question d'une importance capitale : celle de la liberté individuelle et aussi de l'expression publique d'une tendresse. Cette expression d'«atteinte aux bonnes mœurs» nous rappelle une époque de triste mémoire où l'on a vu une campagne menée par une certaine «police des mœurs» contre les couples, jeunes surtout, pour, dit-on, «moraliser» la société et l' assainir, contre un «excès» de liberté. Nous vivons dans une société qui nous offre au quotidien des spectacles de violence auxquels nous avons fini par nous habituer, hélas! Et qui nous interdit par ailleurs toute expression d'une tendresse bannie désormais de nos comportements. Comme si l'amour n'était pas un droit. C'est pourquoi la société civile doit batailler en vue de congédier de nos lois ce qui est relatif à ce qui est appelé «atteinte aux bonnes mœurs». Quant aux autorités, elles devraient interdire ces prêches incendiaires qui sont en somme des appels à exercer «légitimement» la violence contre ceux qu'on considère comme «les égaré-es de la société». Nos mosquées devraient être des lieux de tolérance et de solidarité et non des lieux d'invectives et d'appels à la violence à laquelle on donne une caution religieuse. Et c'est là que réside le danger, celui de briser le lien social qui unit les Tunisiens et les Tunisiennes et qui constitue le ciment d'une nation à reconstruire avec nos valeurs humanitaires de justice et d'égalité. Oui, cette affaire a choqué plus d'un citoyen parce que les crimes ont été commis par une police dont le rôle est de protéger les citoyens et citoyennes contre toutes formes de violence. Ces policiers qui ont commis ces crimes sont jeunes (23 ou 24 ans, dit-on) et seraient de nouvelles recues, censés représenter la police républicaine. Formés sommairement durant quatre mois, nous dit-on, ils sont investis d'une grande mission : celle de protéger les citoyens et les citoyennes et d'assurer leur sécurité. Il est urgent aujourd'hui – et à la lumière de cet événement — de revoir le mode de recrutement, la mission et la formation de ces jeunes policiers. Quant à la société civile, son dynamisme est à saluer pour qu'elle continue son combat contre toutes les violences à l'encontre des femmes et pour l'instauration d'un Etat de droit respectueux des droits individuels sans lesquels il n'y a pas de démocratie. A la jeune fille et à son ami, nous disons tout notre soutien car leur affaire est aussi la nôtre.