«Instaurer le secret de l'instruction, fondement de la présomption d'innocence» «L'un des prévenus affirme avoir été torturé» Les révélations autour de l'assassinat de Chokri Belaïd relayées par le ministre de l'Intérieur, Ali Laârayedh, et le porte-parole du ministère de l'Intérieur, Khaled Tarrouche, continuent à faire des vagues. Dans un communiqué de presse rendu public hier, et se basant sur les affirmations et éclaircissements du juge d'instruction du 13e bureau du Tribunal de première instance, on apprend que la communication donnée aux différents médias par le ministre et le porte-parole du ministère de l'Intérieur s'est faite, contrairement à ce qu'ils ont avancé, «en dehors de toute coordination ou autorisation du juge d'instruction chargé de l'affaire». Prié de confirmer et d'expliquer la teneur du communiqué, Ahmed Rahmouni, président de l'Otim, a attesté que «le juge d'instruction a nié catégoriquement la coordination avec le ministère de l'Intérieur concernant la conférence de presse donnée le 26 février 2013 par le ministre de l'Intérieur comme l'a affirmé ce dernier. Le juge d'instruction a également nié avoir donné l'autorisation au ministère de l'Intérieur de diffuser les informations annoncées lors de la conférence de presse et a confirmé qu'il n'y a eu de coordination ni avec une personne ou une partie officielle au sein du ministère de l'Intérieur pour communiquer des informations concernant l'affaire de l'assassinat de Chokri Belaïd». Selon Ahmed Rahmouni, le juge a suivi la conférence de presse comme tout le monde par l'intermédiaire des médias. Des révélations prématurées Interrogé sur l'opportunité de ce communiqué, Ahmed Rahmouni a affirmé qu'il s'agit d'une question de forme et que «c'est dans un but de transparence et de respect de l'instruction d'autant qu'il existe une controverse sur la communication du ministère de l'Intérieur sur cette affaire: le ministre de l'Intérieur est-il légalement habilité à diffuser les données et les éléments d'une affaire encore en cours d'instruction? Surtout que lors de la conférence de presse, le ministre a, en évoquant les arrestations des suspects, procédé à une catégorisation politique de la partie exécutante du crime en parlant ‘‘d'une partie radicale connue comme étant salafiste''. Ce qui est prématuré car l'enquête n'est pas close et le résultat doit être normalement consigné dans le rapport final de l'enquête. Or, elle est encore en cours et les auditions continuent, puisque le président de la République a été auditionné hier en tant que témoin. Et l'on sait que tout témoignage peut changer le résultat de l'enquête. En outre, l'un des prévenus a déclaré avoir été torturé, or les aveux sont des preuves, mais ne sont pas décisifs. La reconstitution aussi. Car on peut avouer un crime qu'on na pas commis. Donc le juge d'instruction ne porte pas la responsabilité de certaines révélations communiquées à propos de l'enquête. Les données et les éléments de l'enquête relèvent normalement du secret de l'instruction. L'enquête est en cours et en phase de collecte des preuves. Les suspects sont encore présumés innocents. C'est donc la présomption d'innocence qu'il faut et qu'on doit respecter. C'est pourquoi il faut instaurer le secret de l'instruction, fondement de la présomption d'innocence. Car les suspects ne sont pour le moment encore que des suspects, ils peuvent ne pas être les coupables. Par ailleurs, les révélations peuvent entraver le bon déroulement de l'enquête. Car il faut protéger les preuves, les témoins et autres données de l'enquête qui doit être menée avec efficacité et dans la sérénité et non pas sous l'influence des médias ou de l'opinion publique». Un traitement politique des faits A la question de savoir s'il y a des conséquences à tirer sur la véracité de la version officielle, autrement dit si l'on peut la démentir totalement ou en partie, Ahmed Rahmouni répond : «On ne dément pas tout, mais il y a un traitement politique dont le juge ne porte pas la responsabilité, car on ne peut citer l'appartenance politique d'un suspect sauf s'il a commis l'assassinat en tant qu'appartenant à une partie politique. D'ailleurs, on se demande pourquoi le ministère de l'Intérieur a fait toute cette communication autour de l'affaire. Est-ce en se fondant sur le fait que de tradition le juge d'instruction ne communique pas? Bref, ce n'est pas pour démentir le ministre de l'Intérieur que nous avons publié ce communiqué, mais c'est pour garantir un minimum de respect pour le juge, délimiter les compétences et renforcer une certaine transparence. Toutes les informations diffusées ou révélées aux médias et au public doivent respecter le secret de l'instruction et être autorisées par le juge». De son côté, Mokhtar Trifi, avocat et ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (Ltdh), ne cache pas sa désapprobation : «La conférence de presse du ministre de l'Intérieur est une atteinte grave au secret de l'instruction. C'est un délit de divulgation du secret de l'instruction. Ce n'est pas au ministre d'annoncer, même en accord et en coordination avec le juge d'instruction, des données et des éléments de l'enquête qui est en cours. C'est pourquoi au moment de la conférence de presse du comité de défense du martyr Chokri Belaïd, j'étais contre la divulgation d'éléments de l'enquête par l'un de mes confrères. En divulguant des secrets de l'enquête, des preuves et des suspects peuvent disparaître, les témoins peuvent courir un danger. La norme et la légalité exigent que l'enquête se déroule en toute confidentialité et sérénité. Je tiens à dire que le juge n'inculpe pas une personne appartenant à un quelconque courant politique, mais il inculpe une personne à laquelle les faits sont imputés tout court. Cela après avoir entrepris tout le travail d'investigation consigné dans le rapport final de l'enquête».