La teneur et les révélations liées à l'assassinat de Chokri Belaïd et dont le ministre de l'Intérieur, Ali Laârayedh, a fait état hier continuent de susciter des réactions diverses. Alors que certains observateurs sont prompts à prendre la version officielle des faits pour de l'argent comptant, d'autres se disent au contraire peu convaincus, émettant des réserves, voire un grand scepticisme. Afin d'éclairer nos lecteurs sur cet imbroglio juridico-polico-sécuritaire, nous avons approché une source au sein de l'Otim ayant préféré garder l'anonymat, le frère de la victime, Abdelmajid Belaïd, et le professeur de droit Sadok Belaïd. Eclairages. Otim : « La version du ministère de l'Intérieur est crédible » Un magistrat membre de l'Otim (Observatoire tunisien pour l'indépendance de la magistrature), qui a tenu à garder l'anonymat, nous a déclaré être intimement convaincu que «la version officielle communiquée par le ministère de l'Intérieur est crédible et nous avons obtenu toutes les informations d'une source directe de l'enquête» et d'ajouter : «Ce n'est pas dans nos habitudes de jeter des fleurs à quiconque. Le juge d'instruction auquel a été confié le dossier ne subit aucune pression surtout qu'il est connu pour le respect à sa profession ainsi que pour son indépendance et le courage de ses opinions. A preuve, il a opposé, en 2005, son refus du complot contre le bureau exécutif de l'AMT (Association des magistrats tunisiens). Ce qui lui a valu d'être muté et démis de ses fonctions de juge d'instruction au Tribunal de première instance de La Manouba et ce qui dément les critiques avancées par certains avocats. L'enquête a duré plus de deux semaines a réuni un faisceau de preuves importantes et capitales». Notre source souligne que toutes les demandes du juge ont été satisfaites: il a auditionné des membres de la famille du martyr, des témoins entre journalistes et hommes politiques tels Ahmed Nejib Chebbi, Zied El Hani, Soufiane Ben Farhat et Ramzi Tibi, Lazhar Akremi, Mohamed Jmour, Habib Ellouz et très bientôt, il auditionnera le président de la République Moncef Marzouki. Il a également auditionné des activistes des droits de l'Homme tel le bâtonnier Chawki Tabib. Enfin, il a auditionné des responsables de la sécurité tels Mehrez Zouari le directeur général des services spécialisées au ministère de l'Intérieur et Ali Oueslati, ancien agent de l'ordre, ainsi que plusieurs témoins, certains à la demande de la défense dont Me Faouzi Ben Mrad concernant les faits qu'il a rapportés lors de la conférence du comité de défense du martyr Chokri Belaïd. Le juge d'instruction a également bénéficié du concours et de l'aide des laboratoires tunisiens et étrangers pour l'analyse balistique, des extraits de vidéos captés par les caméras riveraines et autres photos de personnes qui étaient sur les lieux du crime, les plaques minéralogiques des voitures, ainsi que des communications téléphoniques. Il a également autorisé la mise sous surveillance de numéros de téléphone. Tous ces éléments ont mené à démêler les principaux fils du crime et à l'arrestation de deux suspects, depuis maintenant 6 jours, qui ont été auditionnés par le juge et à l'arrestation hier de quatre autres suspects. «Le cinquième suspect étant toujours en état de fuite, mais il a été complètement identifié», rassure notre source. Concernant la position du frère du martyr, Abdelmajid Belaïd, qui a qualifié la version du ministre de l'Intérieur, Ali Laârayedh, de très peu crédible et très peu convaincante, notre source estime «qu'il est normal que la famille réagisse de façon subjective», ajoutant que concernant «la responsabilité politique de l'assassinat, elle ne dispose d'aucun élément». Et de conclure pour ce qui est de la communication et de l'information de l'opinion publique que «c'est au juge d'instruction de le faire et qu'il peut par ailleurs déléguer cette mission au procureur de la République ou à la présidence du tribunal». S.D. Abdelmajid Belaïd, frère du martyr Chokri Belaïd : «Je ne suis pas convaincu » Quelle est votre réaction suite à l'arrestation des présumés coupables ? Est-ce que cela correspond, selon vous, à la réalité ? J'ai assisté à la reconstitution et ce que j'ai vu augmente ma suspicion et mes doutes. Je pense que tout cela est une comédie. Le présumé coupable était cagoulé et on ne voyait que ses yeux, la reconstitution s'est déroulée trop vite. Le ministère de l'Intérieur a affirmé qu'ils ont été arrêtés lundi dernier alors qu'Ahmed Rahmouni, président de l'Association des magistrats tunisiens, a assuré sur une chaîne de radio qu'ils ont été arrêtés il y a cinq jours. Or, les révélations de Zied Héni, Lazhar Akremi, Soufiane Ben Farhat et du «Nawat» concordent. Je pense, donc, que les dernières arrestations ne sont qu'une manière de nous éloigner de la piste que constituent les révélations des journalistes et autres personnalités politiques que j'ai cités. Autre élément : la façon dont a été tué le martyr Chokri Belaïd, qui était surveillé depuis quatre mois et non un ou deux jours, comme cela a été dit, est très professionnelle. Les assassins ont bénéficié de facilitation et de protection lors de leur fuite. Mon fils a vu l'un de ceux qui surveillaient le martyr. On a, donc, contacté la brigade criminelle pour un portrait robot depuis plus d'une semaine, mais on attend toujours d'être convoqués. C'est pourquoi la version officielle n'est pas crédible et ne me convainc pas. Enfin, concernant la procédure légale, ce n'est pas au ministre de l'Intérieur, qui a accusé Chokri Belaïd d'être derrière les événements de Siliana, notamment, de communiquer à propos de l'assassinat du martyr. C'est le juge d'instruction qui devrait normalement le faire. Et même, admettons que ces présumés coupables soient les complices de l'assassin, nous voulons savoir, maintenant, qui est le vrai commanditaire du crime qui a facilité et protégé les assassins. Propos recueillis par Samira DAMI Sadok Belaïd, professeur de droit constitutionnel : « C'est au juge d'instruction d'informer l'opinion publique » Peut-on connaître votre réaction quant à l'arrestation par la police des présumés coupables de l'assassinat de Chokri Belaïd ? Ces arrestations pourraient constituer un premier pas positif et sont donc à mettre à l'actif de la police et du ministère de l'Intérieur. Il reste, maintenant, à conduire l'enquête jusqu'à la fin et à remettre le dossier à la justice qui doit trancher et avoir le dernier mot dans cette affaire. Il semble que les responsabilités sont à première vue déterminées puisque, paraît-il, c'est un milieu extrémiste qui est derrière le crime horrible. Je pense que c'est une leçon que doivent retenir toutes les forces de police et toutes les parties politiques du pays. Reste encore à mener une forte investigation pour déterminer les responsabilités politiques les plus directes. Car l'assassinat de Chokri Belaïd n'a pas uniquement une dimension criminelle, mais aussi politique, puisqu'il s'agit de l'assassinat d'un militant politique d'une grande envergure. Est-ce que les procédures juridiques ont été, selon vous, respectées ? La police, qui doit arrêter ultérieurement le principal criminel, devrait remettre aux mains de la justice les complices déjà arrêtés. Le juge d'instruction doit prendre en main la suite du processus pour auditionner les impliqués et conclure à leur mise en accusation auprès de la Chambre des accusations, laquelle est une institution judiciaire dont le rôle est de condamner les présumés coupables. Maintenant, qui devrait communiquer et informer l'opinion publique du cours de l'enquête ? Normalement, une fois les coupables arrêtés, ce n'est pas au ministère de l'Intérieur d'entreprendre de nouvelles procédures de communiquer et d'informer l'opinion publique. C'est au juge d'instruction de communiquer; tout doit désormais relever de l'autorité du juge d'instruction. Propos recueillis par S.D.