Nicolas Beau est le coauteur avec Jacques-Marie Bourget du livre « Le vilain petit Qatar. Cet ami qui vous veut du mal ». L'ouvrage révèle plusieurs zones d'ombre d'un si petit pays. Sur la base de quelle matière avez-vous écrit votre livre? Vous-êtes-vous rendu au Qatar pour l'écrire ? Ce reproche, mettre en avant un pays sans s'y être rendu, nous a été fait par ceux qui trouvent le livre exagérément critique. Contrairement à l'image que beaucoup de gens ont de cet émirat, c'est aujourd'hui une dictature ignorée, où les libertés n'existent pas, où les journalistes sont surveillés, où les opposants n'ont d'autre choix que de se taire sans parler des deux millions de malheureux travailleurs étrangers qui, à la moindre récrimination, sont jetés dehors. Je pense que partir au Qatar dans ces conditions était d'une grande inutilité. Encore qu'ayant des amis à Doha connaissant l'émir Hamad Ibn Khalifa Al Thani, nous avons demandé à le voir pour l'interviewer. La seule réponse reçue est : «Combien veulent-ils ? ». Devant notre demande pressante d'entretien, nous avons affronté un silence total de la part des autorités. C'est à Paris, Londres et Tunis, que nous avons rencontré des gens libres de s'exprimer, y compris pour au moins deux sources, des gens faisant partie à la fois du sérail et de la tribu dominante. Le Qatar « Cet ami qui vous veut du mal », titriez-vous. A qui ce pays veut-il nuire ? Le Qatar veut apparemment du bien à beaucoup de gens : quand il assure les fins de mois difficiles de groupes financiers en France et en Angleterre, quand il investit dans l'immobilier en Tunisie et dans d'autres parties du monde, quand il renfloue les caisses déficitaires d'équipes de foot, quand il rachète généreusement les droits de retransmission de matchs de foot. Ou encore quand jusqu'à la fin de l'année 2010, il permettait, grâce à une politique d'ouverture, de faire rencontrer à Doha des intellectuels et des personnalités politiques très variées et de sensibilités diverses du monde arabe et d'ailleurs. C'est pour cette raison que les Américains ont soutenu le Qatar, pour ce rôle d'intercesseur de paix, qu'il se proposait d'avoir. Or, il défend ses intérêts financiers, y compris via l'utilisation de canaux opaques et d'opérations financières troubles et la propagation de valeurs islamiques très conservatrices. Celles de la nébuleuse des frères musulmans, dont ils cherchent à diffuser les idées non seulement dans la région arabo-musulmane, mais également en Afrique de l'Ouest et dans les...banlieues françaises. Mais pour quelles raisons Doha change subitement de cap en 2010 et passe de l'ouverture au conservatisme ? Pour deux raisons. En 2008-2009, les religieux, dont les courants salafistes prennent de l'influence, tapent du poing sur la table et exigent que le pays tourne le dos à ces valeurs de modernité prônées notamment par la Cheikha Moza, la femme de l'émir. Moza est alors priée de retourner à ses fourneaux et se faire plus discrète. L'émir Hamad Ibn Khalifa Al Thani, qui est un grand homme d'Etat, doté de la dose d'opportunisme nécessaire pour mener les affaires d'un pays, intercepte ces pesanteurs internes. Et pour conserver son pouvoir, il va concéder plus de pouvoir au courant salafiste. Seconde raison : il y a une sorte de mégalomanie qui a saisi le Qatar à la suite de la réussite des printemps arabes* dont il était, avec les Etats-Unis, l'un des plus puissants soutiens, à travers le financement des blogueurs et l'appui de la chaîne Al Jazira. Cette mégalomanie a poussé l'émirat à s'autonomiser ces derniers mois de son protecteur américain en intervenant avec ses propres objectifs à trois niveaux, en Libye, au Mali et en Syrie. Le dossier syrien est probablement celui de trop, qui va permettre le recadrage de la diplomatie qatarie en la forçant à revenir à des perspectives beaucoup plus régionales, limitées dans les liens de solidarité avec ses voisins, l'Arabie Saoudite, l'Iran et les Emirats. Parce que pour le moment, Doha ne détient dans la région que l'appui d'Israël. Composé d'une population de 150 000 personnes et de 20 000 cadres nationaux, ce pays, qui tend à se mêler des affaires du monde reste quand même un petit Qatar dont l'essentiel des initiatives financières est géré par des avocats d'affaires et des banquiers internationaux. Par quoi expliquez-vous les visées hégémoniques d'un si petit pays ? Au départ, l'émir, tout à son honneur, n'accepte pas que son pays continue à être méprisé par ses voisins, notamment par l'Arabie Saoudite, où on affirme que les Qataris — historiquement la tribu la plus pauvre de la région — « sont des descendants de pillards spécialisés dans l'attaque des pèlerins de La Mecque ». Son père n'a rien fait pour développer les ressources gazières de l'émirat. C'était un vilain petit canard qui a fini par devenir un beau cygne. Grace à ses fonds de 40 milliards de dollars annuels, le pays a considérablement élargi sa sphère d'influence en s'achetant beaucoup d'appuis. C'est à ce moment-là que le Qatar est saisi par une grande griserie. Al Jazira est-elle vraiment la télé de l'opinion et de son contraire, comme le prônent ses slogans ? Si on met de côté les affaires du Qatar, Al Jazira a été incontestablement une chaîne pluraliste jusqu'au début du Printemps arabe. C‘est la grande duplicité de ce pays que de vendre un logiciel démocratique au monde arabe sans qu'il l'applique à lui-même. Certains affirment qu'il faut lui laisser du temps. L'argument ne tient pas : ils ont fait très vite pour le transfert de technologies ou en matière d'éducation des femmes. Al Jazira a donc représenté un forum ouvert aux opposants des pouvoirs en place. Elle a bouleversé le paysage médiatique jusqu'à représenter une école pour les journalistes arabes. Or, on a découvert que ce soutien aux démocrates arabes répondait à une stratégie diplomatique. Une sclérose va très vite gagner la chaîne avec sa défense acharnée des valeurs conservatrices. Elle devient moins pluraliste dans le recrutement des journalistes, dont certains, tunisiens et marocains notamment, démissionnent. Al Jazira paye cher le changement de sa ligne : son audience est aujourd'hui en chute libre. Pourquoi le Qatar, à travers Al Jazira notamment, a-t-il soutenu les révolutions arabes et laissé tomber les dictateurs dont il était pourtant l'ami ? En 2010, l'émir offre, via des réseaux opaques, un appartement à Slim Chiboub situé sur l'avenue Kleber à Paris. Le gendre de Ben Ali lui avait apporté son « aide » dans la mise sur pied d'un projet immobilier à Gammarth. Il était également très lié à Assad et à Kadhafi. Le retournement de l'émir est dû à sa volonté de se conformer à la nouvelle stratégie américaine dans la région, pour qui Ben Ali et Moubarak par leur dictature sclérosée vont accentuer les dérives et la violence de l'Islam politique. D'autre part, les Américains étaient convaincus qu'a défaut d'un processus démocratique, qui facilite la circulation des idées et des valeurs, la paix entre Israéliens et Palestiniens n'aura jamais lieu. Quels liens entretient Doha avec le Mouvement Ennahdha ? Et pensez-vous qu'il poursuivra le financement de ce parti lors des prochaines échéances électorales ? Les liens sont constants. L'aide financière au moment des élections n'a jamais pu être démontrée par des éléments bancaires. En revanche, rien n'est plus facile que de transférer de l'argent cash à travers la Libye. Des sommes considérables sont ainsi passées, transportées par des valises au moment de la révolution libyenne sans que les banquent tunisiennes s'inquiètent de leur source ou contrôlent ces dépôts. Comment Ennahdha, dont la majorité des adhérents étaient déshérités et qui a bénéficié d'un soutien limité des milieux d'affaires, a-t-elle pu organiser une campagne de cette ampleur et siéger dans des locaux aussi clinquants sans un soutien étranger ? Il est évident que le Qatar était là et il le sera lors des prochaines élections. En face, il y a Nida Tounès, dont on peut imaginer qu'il bénéficiera de l'appui de milieux d'affaires tunisiens ou même peut-être de financements provenant de ses amis...algériens. En tout cas, une chose est sûre : le Qatar n'intervient pas dans l'actionnariat des principaux médias tunisiens. Pourquoi, à votre avis, Hamad Ibn Khalifa Al Thani vient-il d'abdiquer en faveur de son fils Cheikh Tamim ? L'émir a un rein en moins, il est affaibli par la maladie. Mais vu sa forte personnalité, il restera influent. C'est l'« omni-émir ». Il va s'atteler à former son fils, mais peut en même temps être agacé par son héritier et remettre son cousin, l'ancien Premier ministre HBJ, à la tête du pouvoir. Tout est possible au sein des intrigues du sérail. Nous sommes ici loin des processus démocratiques, c'est un conseil de famille qui a désigné Tamim pour diriger le pays. Tamim est le fils de Moza, qui a tout fait pour qu'il règne sur le Qatar. Or, le jeune émir prend des distances avec sa mère, car dans ce pays misogyne, un fils qui pourrait apparaître comme étant encore dans les jupes de sa mère n'aurait pas d'autorité.