Par Hmida Ben Romdhane Certains commentateurs locaux et étrangers n'ont pas hésité à présenter la transmission du pouvoir du père au fils dans l'émirat du Qatar comme étant un «événement exceptionnel» dans un monde arabe où les rois et les présidents s'accrochent pathologiquement au pouvoir. Il aurait été exceptionnel en effet, s'il était inscrit dans un processus démocratique de transmission du pouvoir. L'événement aurait été exceptionnel s'il était empreint d'une légitimité qui se référait à une consultation populaire, à un grand service rendu à la nation ou à un mérite extraordinaire. C'est donc un événement plutôt banal. Cette transmission du pouvoir a été rendue possible seulement par la décision de Hamad Ben Khalifa Al Thani de se décharger de ses responsabilités au bénéfice de son fils Tamim Ben Hamad Al Thani. Cette décision ne donne pas plus de légitimité au fils qui a reçu en 2013 le pouvoir sereinement qu'au père qui a destitué son propre géniteur, Sheikh Khalifa Al Thani en 1995 pour prendre sa place. Dans un cas comme dans l'autre, le petit peuple du petit émirat (300.000 habitants et 11.000 km2) était spectateur de dynamiques familiales sur lesquelles il n'est pas autorisé à donner son avis. D'aucuns pourraient rétorquer que tel est le régime politique des émirats, le pouvoir est transmis de père en fils comme dans les royaumes, et que ce pouvoir se transmette volontairement ou par destitution du père, c'est un problème interne à la famille qui le règle à sa manière. On n'aurait certainement fait aucune allusion à la question de la démocratie et de la légitimité, si précisément le petit émirat ne s'était pas fait champion en matière de soutien à ce qui est appelé « le printemps arabe » et le défenseur acharné des « conquêtes démocratiques» en Tunisie, Egypte, Libye et Syrie. Mais, là c'est une autre histoire, plutôt compliquée, et qui n'est pas le sujet de cette chronique. Pourquoi Sheikh Hamad a-t-il décidé de prendre sa retraite, alors qu'il est relativement jeune (61 ans) par rapport à la moyenne d'âge à laquelle les dirigeants arabes sont évincés du pouvoir soit par la mort, soit par la colère populaire ? D'après les informations qui circulent, la santé de l'émir n'est plus dans sa meilleure forme (il aurait subi une opération de transplantation de rein). Un autre argument pourrait avoir joué un rôle dans la décision de Sheikh Hamad. Pendant ses dix-huit ans de règne, le Qatar s'est fait une réputation de « vilain petit pays » fructifiant sa fortune colossale dans les fleurons de l'industrie, de l'hôtellerie, du commerce et même du football en Europe et en Amérique du Nord. On parle de la somme de 200 milliards de dollars fructifiés par le fonds d'investissement du Qatar, c'est-à-dire presque un million de dollars par citoyen qatari, ce qui ne lui fait pas que des amis. Ces sommes inimaginables ont tourné la tête de l'émir qui s'est cru autorisé à tutoyer les «Grands» et à s'engager dans une politique internationale de grande puissance où l'on trouve son empreinte du Caire à Tunis et de Kaboul à Bamako, sans parler de sa désastreuse implication dans le conflit syrien. Cette diplomatie un peu trop aventureuse et en totale inadéquation avec la taille minuscule du pays, a fortement entaché la réputation du Qatar en un temps record et multiplié le nombre de ses ennemis. Aujourd'hui, pour les foules furieuses promptes à mettre le feu dans les symboles, le drapeau qatari vient en troisième position, après celui d'Israël et des Etats-Unis. Tout un symbole... Le jeune émir (33 ans) saura-t-il renverser la tendance ? A supposer qu'il le veuille, en a-t-il les moyens ? Le Qatar est allé trop loin dans des dossiers internationaux et régionaux brûlants. Or, ce pays qui accueille chez lui la plus grande base militaire américaine en dehors des Etats-Unis a-t-il une politique étrangère indépendante de celle de ses protecteurs occidentaux? Certains vont jusqu'à le soupçonner d'être l'instrument entre les mains des Etats-Unis pour leur programme, réel ou supposé, de «propagation du chaos créateur» dans le monde arabe et musulman. Beaucoup se demandent comment se fait-il que le Qatar se permet de financer et d'aider les groupes les plus extrémistes, notamment dans les guerres de Syrie et du Mali, sans que cela ne provoque la moindre admonestation ou réprimande de la part de ses « amis » français, mais surtout américains, qui ont vu leurs intérêts à Tunis et Benghazi gravement endommagés par ceux là-mêmes qui sont en odeur de sainteté à Doha ? C'est bizarre, mais cela donne du crédit à la théorie du «chaos créateur», chère aux think-tanks néoconservateurs américains. Le chaos, on en voit et à une échelle de plus en plus grande et de plus en plus dramatique dans le monde arabe, et particulièrement en Syrie. Or, tout le monde sait que le Qatar, en finançant généreusement l'opposition, y compris les extrémistes de Jebhat Annusra, est responsable dans une large mesure du chaos destructeur qui s'est installé en Syrie depuis plus de deux ans. Car le chaos que des «théoriciens » américains qualifient de «créateur» ne fait que détruire les tissus économiques, sociaux et culturels des pays piégés par ce que certains considèrent comme une «machination diabolique ». Le remplacement du père par le fils engendrera-t-il un changement d'attitude du Qatar vis-à-vis des forces de déstabilisation à l'œuvre en Syrie et ailleurs? L'adoption ou le changement de politiques menées par le Qatar et ayant de grandes répercussions internationales ne se décident pas à Doha, mais à Washington.