Par Khaled TEBOURBI Encore plus qu'en février dernier, à la suite de l'assassinat de Chokri Belaïd, la Troïka gouvernante paraît sortir renforcée de la crise déclenchée par la disparition tragique de Mohamed Brahmi. On peut se demander pourquoi, alors qu'au crime politique, cette fois-ci, s'ajoutait le passif autrement plus lourd des terribles événements du Chaâmbi, des attentats terroristes, d'un chômage en hausse et d'une économie au bord de l'effondrement, des milliers de nominations «allégeantes» au sein de l'administration et des entreprises nationales, et puis, récemment, du retrait de l'ANC d'une cinquantaine d'élus de l'opposition et des révélations retentissantes de l'Union des syndicats des forces de sécurité à propos des «complaisances», voire «d'accointances» qui auraient profité au mouvement d'Ansar echariaâ. Réponse toute simple d'abord : La Troïka (disons simplement Ennahdha) a déjà main sur tout. Elle a la supériorité numérique à l'ANC. Elle l'a augmentée même, paradoxalement au beau milieu de la tourmente, au point d'atteindre le quota, hier impossible, des deux tiers. Elle est, par ailleurs, confortée par les textes. La petite constitution, fût-elle contestée, lui octroie, malgré tout, le droit de gouverner sans délai et sans partage. Elle a surtout le pouvoir de police, outre le contrôle du ministère public. Tout le monde sait, enfin, que ses bases militantes restent fidèles et disponibles, et que «les fameuses» Ligues de protection de la révolution sont toujours prêtes à lui prêter secours. Avec de tels atouts, il était impensable qu'elle eût pu lâcher devant quelque pression que ce soit. Ni, à plus forte raison, devant les conciliabules de l'Ugtt, de l'Utica, ou de quelques autres intermédiaires de la société civile. Dans le champ politique ne compte que le rapport de forces. Et celui-ci était, et demeure, largement, du côté de la Troïka, et spécialement du côté du mouvement d'Ennahdha. Mais encore : comment imaginer qu'une coalition à laquelle sont imputés autant d'écarts et de dossiers «suspects», puisse, ainsi, consentir à céder les commandes et à s'exposer aux «dévoilements» plus que probables, d'un gouvernement de technocrates indépendants? Que certains aient pu y songer, ou y songent encore, relève de la pure utopie. Convenons ensuite d'une chose : l'opposition, pour sa part, n'est ni exempte d'erreurs, ni ne semble tout à fait apte à renverser la situation. L'opposition était bien là quand l'ANC a adopté (aux deux tiers!) la petite constitution qui a contribué à l'immobiliser. Elle était toujours là au moment où les nominations «allégeantes» avaient commencé à s'accumuler. De même lorsque des Jihadistes, pratiquement escortés par les forces de l'ordre, avaient donné l'assaut à l'ambassade américaine, ou quand on a tiré à vue sur les manifestants à Siliana. Pourquoi avoir laissé faire aussi longtemps? Et pourquoi réagir aujourd'hui? La réaction elle-même apparaît plutôt fragile. On a créé «un front du salut», on a organisé un sit-in devant le palais du Bardo, on a mobilisé des foules ici et là, sous le slogan «d'Errahil». Le sentiment, toutefois, est que le mouvement ne fait pas vraiment «bouger les lignes». Par manque d'appui populaire? Les derniers sondages disent précisement l'inverse. Depuis le 23 octobre 2011, les partis de l'opposition ne font que rallier, de plus en plus, d'opinions favorables. Les statistiques de juillet 2013 les placent même en tête des suffrages. Là où réside le problème (autre paradoxe) est que cette opposition a une majorité d'électeurs potentiels, mais une minorité de militants «de terrain». Dans une démocratie régulière et stable c'eût été sans conséquences. Dans une transition démocratique où un gouvernement provisoire a déjà main sur tout, jusque sur le processus de la future échéance électorale, c'est sûrement un handicap. Les Tunisiens, de plus en plus nombreux, qui s'opposent aujourd'hui au pouvoir de la Troika et d'Ennahdha sont victimes de leur excès de confiance, pour ne pas dire de leur crédulité. Ils attendent, «tranquillement», «sereinement», d'avoir gain de cause quand ils seront conviés à exprimer librement leurs votes à travers les urnes. Or, la question est : ce vote libre aura-t-il vraiment lieu ? Rien n'est moins sûr. Le Front du salut et la campagne d'Errahil ne font pas «bouger les lignes» parce que leurs chefs de file ne l'expliquent peut-être pas assez. Surtout, parce que leurs électeurs potentiels n'en sont pas suffisamment conscients. Le souvenir nous revient des deux premières années de Ben Ali. Tout le monde, alors, avait cru aux promesses du dictateur. Tout le monde s'était illusionné sur ses «engagements démocratiques et républicains». Nous avons tous vécu la suite. Nous retombons droit dans le même piège. Visiblement encore, de notre propre gré.