Des scènes de Noirs et de Blancs se tenant dans les bras les uns des autres pour pleurer le départ de «Madiba» sont le grand hommage qui pouvait lui être rendu «Il ne voudrait pas un mémorial en pierre, il voudrait que nous soyons tous son mémorial». La phrase est de Desmond Tutu, archevêque anglican d'Afrique du Sud, et elle frapppe juste : point besoin de symboles visibles quand une place est prête dans les cœurs pour accueillir la flamme du souvenir... Mandela nous a quittés. Notre devoir d'hommage commence. Et ce devoir n'a pas grand-chose à voir avec un quelconque étalage de déclarations à caractère plus ou moins sentimental, par quoi nous pourrions nous considérer comme quittes. L'hommage a partie liée avec un héritage... On ne saurait accomplir l'hommage sans recueillir l'héritage. Mais quel est cet héritage, en fin de compte ? Est-ce d'avoir lutté pour la liberté et la dignité de son peuple, au prix de sa personne ? Oui, sans doute : un tel combat mérite toutes les considérations. D'autant que, dans le cas de l'Afrique du Sud, son pays, l'oppression était exercée par une caste détentrice de toutes les puissances : politique, policière et financière. Les noirs autochtones étaient maintenus dans l'enclos de leur différence ethnique par tout un ensemble de mesures, celles de l'Apartheid, et il leur était demandé d'accepter le principe de leur infériorité raciale et culturelle. Vaincre cette caste dominatrice à force de ténacité et de persévérance, malgré la violence de ses intimidations et de ses exactions, voilà ce qu'a accompli Nelson Mandela et qui constitue un message fondamental de sa vie. Si puissant que soit l'ennemi, il n'est pas invincible dès lors qu'on porte en soi la foi en sa propre dignité. Dans ce qu'elle a de plus sain, la révolution du 14 janvier n'est assurément pas autre chose, d'ailleurs, qu'une réponse à ce message. Qu'une façon anticipée de porter l'héritage de Mandela. Mais il n'est pas sûr que cet héritage se résume à cela. Ni même qu'il réside essentiellement en ce combat-là... Ils sont nombreux, ceux qui ont mené la lutte au service d'un peuple ou d'une nation. Cela ne les a pas placés aux côtés de Mandela dans le panthéon des grands résistants de l'Histoire. Car ce qui caractérise le combat de Mandela, c'est ce souci de vaincre, en même temps que le blanc dominateur, la tentation en soi de la revanche. Et ce combat-là, le leader sud-africain l'a mené sur lui-même dès ses années de détention. Mais il l'a mené ensuite, après sa sortie de prison, quand il s'est agi de rassembler et de mobiliser dans les rangs des militants de l'ANC (African national congress). C'est cette victoire sur le ressentiment qui a donné une dimension immédiatement universelle au combat, qui lui a fait traverser les frontières, non seulement des peuples et des nations, mais aussi de la politique et de ses rapports de force. Car il a acquis une portée également spirituelle. La pugnacité dans la résistance face à l'oppression ne se départait jamais de cet effort qui consistait, pour soi et pour les autres, à repousser l'emprise de la vengeance et à réaffirmer son obédience à un autre impératif, un impératif plus généreux, qui touche à la vocation de tout homme. Faut-il souligner que ce combat nous concerne, nous Tunisiens, au plus haut point ? Et que, sur cette dimension de l'héritage, nous avons encore du chemin à faire ? Mais les scènes qui nous sont rapportées par les télés aujourd'hui, d'Afrique du Sud et d'ailleurs, montrent qu'il existe un troisième combat dont nous sommes redevables à Mandela. Le fait que, dans ce pays, les Sud-Africains partagent une même douleur, un même deuil, est la preuve qu'au-delà du combat de libération qu'il a mené pour son peuple, il y en a eu un autre, qu'il a également remporté : celui de la construction d'une société unie, malgré la barrière des préjugés raciaux et des différences culturelles. Des scènes de Noirs et de Blancs se tenant dans les bras les uns des autres pour pleurer le départ de «Madiba» sont le grand hommage qui pouvait lui être rendu. C'est aussi un héritage que, un peu partout dans le monde, il appartient aux hommes de méditer... Nous n'en sommes pas dispensés !