Deux personnages complexes, soulevant des questions ayant trait aussi bien à la détresse sociale qu'à celle liée à la condition humaine, dans un livre qui croise lui-même les usages linguistiques... Pronto Gagarine, pièce de théâtre de Nidhal Guiga, est écrite en arabe tunisien dans l'échange des personnages et en arabe classique dans les didascalies et autres interventions de l'énonciateur. Ecrite en 2008, nous assure l'auteur, et destinée un moment au théâtre, elle n'a été publiée que récemment — soit en décembre 2013 — et adaptée en français. Fidèle à la vocation du texte dramatique, cette pièce, dans le choix de l'adaptation en français, met en scène une réalité à l'enjeu capital en Tunisie : le bilinguisme, ou ce qu'il en reste. Une telle question, portant sur la situation linguistique du pays, mérite qu'on s'y attarde. Cependant, la littérature est là pour consigner, suggérer le débat. Aux lecteurs de choisir de l'étendre ou pas. La littérature est aussi là pour donner du plaisir, car la lecture des deux textes procure le pur plaisir de voir la génération du sens souscrire à la beauté des deux langues. Mais le théâtre n'est pas que beau discours, il est aussi spectacle. Aussi, le décor de cette œuvre dramatique nous place-t-il d'emblée dans un monde décalé : «L'espace : une immensité bleue et vide qui ressemble à une portion du ciel» qui, pourtant, ressemble étrangement à celui de notre pays confronté aux premières heures de la «révolution» : «La Capitale. Une capitale assiégée par des groupes sociaux, ethniques, religieux et politiques, qui refusent totalement de s'écouter... ». Désarroi de deux personnages, Gaga et Bobo, qui veulent partir pour ne pas mourir. Les noms sont suggestifs. L'un des personnages ne semble plus avoir d'ancrage dans la réalité, persuadé de pouvoir être l'incarnation de la personne dont il spolie le nom : il est Youri Gagarine, Gaga pour les intimes. En effet, celui qui s'en approche s'aperçoit qu'il est réellement « gaga ». L'autre, Bobo, semble avoir mal partout. Il fuit une sœur qui s'inquiète de lui, car il est épileptique, fuit sa famille, se méfie de lui-même. Il a failli tuer sa sœur et a eu peur de ce désir de le faire. Deux personnages complexes, soulevant des questions ayant trait aussi bien à la détresse sociale qu'à celle liée à la condition humaine, que nous sommes tentés de rapprocher de Vladimir et Estragon, les deux personnages de S.Beckett, dans En attendant Godot. Cependant, l'actualité de la question, le besoin de fuir son pays, car les conditions de survie y deviennent difficiles, nous éloignent de l'absurde effleuré dans cette pièce. La pièce de Guiga reste liée à la conjoncture historique du pays et, surtout, demeure un spectacle aux plans variés et hauts en couleur. Ce qui l'éloigne radicalement du théâtre dépouillé de Beckett et la rapprocherait de la commedia dell'arte par la bigarrure des costumes et le comique des gestes. Le sens de la dérision et l'humour donnent de la fraîcheur à cette pièce qui traite de sujets sérieux. La superposition des plans offre au spectateur une lecture de scènes parallèles. Il peut suivre ainsi la progression des faits et l'avancement du projet des personnages soumis à la volonté du passeur. Au milieu des tensions, des affrontements, des angoisses et des inquiétudes, une majorette apparaît, disparaît, ayant presque peur de ce qu'elle incarne et ne sachant pas, comme ceux qui la voient, ce qu'elle fait là. Elle suivrait son frère qui la fuit... Dans Pronto Gagarine, le lecteur, et surtout le spectateur — car la pièce gagnerait à être montée sur scène —, découvre la fraîcheur d ‘un regard qui consigne et s'interroge. Un regard qui génère des images suggestives, lourdes de sens. Les pointes d'humour et la dérision, qui ne manquent pas dans cette pièce, donnent à lire, et surtout à voir, de la matière humaine soumise à la tension due à une société en pleine mutation, en pleine effervescence... Une matière humaine souveraine dans son combat. *Nidhal Guiga, Pronto Gagarine, Editions Elyzad 2013, 61 p (texte en français) et 65 p (texte en arabe) Adaptée de l'arabe avec la collaboration de Natacha de Pontcharra