Par Hamma HANACHI Retour sur Djerba, côté jardin. Malgré les grèves successives, la population continue de souffrir le martyre, jusqu'ici, il n'y a pas eu de solution au calvaire dû aux ordures, pas de promesses non plus, silence radio. Nous ne voulons pas être complice de leur silence, aussi, on entamera cette deuxième partie pointant l'index sur les responsables du drame, à leur tête les locataires de Carthage, du Bardo et de La Kasbah, ce dernier ne donne pas l'air d'être comptable de la santé de ses concitoyens, quant aux deux premiers, ils sont entièrement occupés aux manœuvres de la campagne électorale, cela fait longtemps, trop longtemps qu'ils jouent à l'autruche, enterrant leur tête dans le sable dès qu'ils voient surgir un problème, des blessés, des cadavres, des indignés, ce vocabulaire est absent de leur discours, le dernier de leurs soucis. Les Tunisiens, les Djerbiens en particulier, n'oublieront pas, leurs enfants non plus, ils sont atteints — qui sait ? — dans leur corps par des maladies dues à l'air pollué, dangereux. Djerba, il faut dire, c'est loin du pouvoir de décision, leurs voix n'atteignent pas la capitale, leur gouverneur reste sourd. Voilà c'est dit, mais comme en contrepoint à cette iniquité, une bonne nouvelle, un air vivifiant plein de promesses, d'optimisme, arrive de Paris, d'où un jeune artiste et ses lieutenants, amoureux de son pays, a réalisé une opération qui met du baume au cœur : Djerbahood. Grâce à cette action, la voix des indignés a volé haut, elle a voyagé, s'est propagée de pays en pays et émigré d'un continent à un autre. Grâce à des artistes d'un genre nouveau, tagueurs, la Hara, actuellement nommée Erriadh, un quartier dans les parages de La Ghriba, prend des couleurs de vie. A la sentence vraie, formulée par le journal Le Monde «Djerba, une île, poubelle à ciel ouvert», les street artists ont répondu par les actes pour combattre le mal et répandre l'image de l'île des rêves, en peignant les murs, les boîtes aux lettres, les compteurs à gaz, les portes, les fenêtres, bref la réponse est «Djerba, un musée à ciel ouvert», la formule a été écrite sur de prestigieux supports médiatiques internationaux, est-il utile de faire les comptes ? Plus de 650 articles entre sites électroniques, journaux papier, sans compter les reportages et docus télé, «...et ça ne fait que commencer, puisque les œuvres sont appelées à perdurer le temps qu'il faut », nous déclare Mehdi Ben Cheikh, galeriste à Paris et initiateur de l'opération. Qui dit mieux ? L'art du street art, parlons-en. Il est né clandestin, guerrier et anti-système, ses origines remontent aux glorieuses années 68, c'est une forme de contestation de l'art des galeries. La fameuse formule de Ernest Pignon, Ernest pionnier de cet art, résume «quand l'art fait le mur». Le tag, graf ou street art est donc rebelle, l'artiste- tagueur est anonyme, il fait l'assaut des murs, des villes, il sévit là où on ne l'attend pas, surtout pas dans les vernissages et autres cocktails de galeries. Le street art est sans morale, il est individuel, «une expression anarchisante», un anti-pouvoir, sans utilité apparente. Dans son dernier roman La patience du franc-tireur (Seuil), l'écrivain espagnol Arturo Pérez-Reverte imagine un tagueur sniper qui fait des ravages dans les villes. Dans un compte rendu du Figaro (daté du jeudi 2 octobre 2014), une citation du héros du roman résume l'art du tag «Selon les autorités, le graffiti détruit le paysage urbain ; mais nous, on doit supporter les panneaux lumineux, les enseignes, la publicité, les autobus avec leurs annonces et leurs messages débiles... ils s'approprient toute la surface disponible...». Avouons qu'à la lumière de tout ces credo, face à cet art radical, Djerbahood fait figure d'une opération urbaine soft, light. Un détail au vu de l'importance que revêt l'opération. Soit. Revenons sur l'essentiel. Lors de l'inauguration, nous avons rencontré des habitants du quartier, avons posé des questions, les riverains parlent, les visiteurs photographes et journalistes murmurent, discutent, des commerçants s'emportent, des gamins crient et courent, des artistes tentent de faire valoir leur interprétation de telle ou telle image. Erriadh s'est transformé en Agora, où la parole est libre. Conclusions en vrac : les peintures ne salissent pas les murs, elles les embellissent, pour les uns, c'est une opération promotionnelle pour le tourisme qui les a ignorés pendant les moments durs; pour d'autres, c'est une réponse par les actes à la saleté, aux débordements des poubelles et des odeurs insupportables. Le mérite donc des dessins, des installations et des peintures est notamment de provoquer la discussion, de faire parler les habitants et, pourquoi pas, de faire cohabiter l'art et la population. Le pari est réussi, le défi est gagné pour les visiteurs activistes, Mehdi Ben Cheikh, sans bomber le torse, affiche son bonheur. D'autres choses sont à relever, par exemple que cette action, partiellement soutenue par les pouvoirs publics, a été conçue, pilotée et réalisée par des artistes indépendants, au nombre de cent cinquante, venant de continents différents, volontaires, amoureux de l'île. Cette île, qu'on voulait tuer, respire, renaît, occupe les «unes» des journaux et opte définitivement pour la vie, contre la mort. Pendant ce temps, nos responsables dépensent des sommes incroyables en promotion «conventionnelle» pour encourager des marchés touristiques, on a même promu un marché en zone de guerre, l'ouverture de la ligne Tunisair –Erbil-Tunis en est un ubuesque exemple. Suite à tout cela, qui va désormais dire que l'art ne sert à rien ? Réponse : « Ceux qui sont du côté de la mort».