La base, qu'elle soit militante ou pas, n'a pas toujours raison et n'est pas très concernée par les grands équilibres nationaux ni les enjeux politiques. Les gens veulent des résultats tangibles, quel que soit le cheminement, c'est à ce niveau que les chefs doivent satisfaire leurs attentes. La députée Mbarka Aouinia Brahmi, élue sur la circonscription de Sidi Bouzid aux législatives 2014, en lice pour le poste de première-vice présidente de l'Assemblée, n'a pas été élue. Le problème qui s'est posé dans ce cas d'école n'est pas tant la défaite en soi que la nature des pourparlers menés par son groupe parlementaire, le Front populaire, qui auront abouti à cet échec cuisant. Pourquoi ? Parce que la députée veuve du député Mohamed Brahmi, assassiné le 25 juillet 2013, est politiquement à la mode. Elle avait toutes les chances pour être appuyée par un grand nombre d'élus qui ne partagent pas ses convictions. Le poste, sinon de premier vice-président de la nouvelle Assemblée, du moins de deuxième, était à sa portée. Faute d'être à droite du président de l'Assemblée, elle aurait été à sa gauche. La symbolique que cette représentante du peuple charrie en valait la chandelle et quelques concessions. Elle est élue d'une zone sinistrée qui se considère à ce jour exclue de tout : Sidi Bouzid et Sidi Ali Ben Aoun, précisément, lieu de naissance de Mbarka Aouinia, mais aussi fief du salafisme jihadisme et de son chef tout-puissant, Khatib El Idrissi. Elle aurait été le porte-voix des courants de la gauche, même si elle défend les idées nationalistes de son défunt mari (pour les puristes, Mme Brahmi n'est pas tellement représentative de la gauche historique). L'art de négocier Une partie de l'opinion voulait la voir installée au perchoir, modeste récompense pour de grands sacrifices. Et, last but not least, c'est une femme éloquente, rationnelle, forte de personnalité qui aurait pu apporter sa touche propre dans la conduite des débats parlementaires. Donc, pour l'ensemble de ces raisons, il ne fallait pas rater le coup. Hélas ! Sans connaître les dessous des tractations, et à la limite ce n'est pas obligatoire. Les déclarations contradictoires des leaders du Front populaire ont prouvé par a+b qu'il y a eu divergences sur la manière dont les discussions avaient été menées avec Nida Tounès. Une partie d'entre, eux mais pas tous, aurait exigé d'obtenir pour leur élue le poste de premier vice-président, sinon rien ! Alors que d'autres appelaient à plus de souplesse. Or, ce siège est destiné à Abdelffateh Mourou, élu de la deuxième famille politique de l'Assemblée, le parti Ennahdha. Quand le premier parti majoritaire, Nida Tounès, s'est accordé la présidence. Il n'y a rien de choquant dans ce partage. Rien. C'est même très démocratique. Tout comme le fait d'accorder une présidence de commission à l'opposition. Nous sommes en démocratie, et en démocratie, tout est possible. Résultat des pourparlers qui ont porté autrement leurs fruits : Mohamed Ennaceur, président, Abdelfatteh Mourou, vice-président, et Faouzia Ben Fodha, de l'Union patriotique libre, deuxième vice-présidente. Un triumvirat qui représente à peu près les grands blocs parlementaires. Où est le mal ? Une issue qui fait gagner du temps à tout le monde et en premier à la Tunisie. Dans le monde entier, dans les parlements des plus grandes démocraties, avant que les élus ne franchissent l'hémicycle, les résultats des votes sont connus à l'avance et généralement fuités par la presse. Mais cet accord, somme toute pragmatique, a valu à Nida Tounès des accusations graves, tant et si bien que ses dirigeants ont dû se relayer sur les plateaux pour se justifier et jurer, à qui veut bien les entendre, qu'il n'y a pas eu alliance avec le parti islamiste ni trahison des valeurs portées par Nida. Un plaidoyer fraîchement concocté pour se défendre contre ce raccourci facile : «Nida Tounès a trahi sa base qui a voté pour lui, pour contrecarrer Ennahdha». Pour ceux qui ont considéré que l'acte même de négocier avec Ennahdha était une erreur, il faut tout de même dire que négocier en politique n'est pas une trahison, ni un crime, et que trouver un accord même avec un ennemi, c'est même salutaire. Ce qui, évidemment, n'est pas le cas. Ecouter la base Sans les négociations, le Front populaire n'aurait présenté ni sa configuration actuelle ni son poids politique qui pèse aujourd'hui sur l'échiquier. Les leaders des partis de gauche ont négocié laborieusement de longs mois pour se réunir en un seul et unique front électoral. Et, c'est après de longues consultations qu'ils sont parvenus à se départager entre eux les têtes de liste qui ont concouru aux législatives. Pour mémoire, c'était l'une des dernières formations à afficher ses noms, parce que justement, les négociations étaient serrées. Heureusement, les chefs des partis de gauche ont trouvé des compromis entre eux. Sinon le scrutin aurait été terrible, à l'image de celui d'octobre 2011. Quant à faire la sourde oreille à ses partisans, et dans une autre version, «trahir» : l'accusation distribuée à volonté aux dirigeants de Nida Tounès, le mouvement Ennahdha, a dû ouvrir le bal, dans le cas d'espèce, rappelons-nous, et affronter les siens qui n'étaient ni contents ni fiers, que leur parti participe au dialogue national, et finit par démissionner du gouvernement. Ses militants n'avaient pas compris ni accepté ces décisions douloureuses, bon nombre de constituants et leurs alliés non plus. Ennahdha l'a fait, sous la pression ou par froids calculs, mais s'est retiré du pouvoir. Il a été sanctionné par une partie de son corps électoral, sans parler des dirigeants défenseurs de la ligne consensuelle qui ont dû subir la foudre de leurs troupes et un désaveu public des dirigeants rigoristes de leur mouvement. Ceci pour dire que la base, qu'elle soit militante ou pas, n'en déplaise à certains, n'a pas toujours raison, et n'est pas très concernée par les grands équilibres nationaux ni enjeux politiques. Les gens veulent des résultats tangibles, quel que soit le cheminent, c'est à ce niveau que les chefs de partis et gouvernants doivent satisfaire leurs attentes. Le mot de la fin, feu Bourguiba, esprit politique brillant, avait pour devise la célèbre stratégie des étapes. Il la traduisait par cette formule magique en arabe «Khoudh we taleb» : prends ce qu'on te donne et revendique davantage. Même si certains leaders de la gauche ne se reconnaissent pas dans cet héritage et ses enseignements, il est peut-être temps d'en tirer quelques leçons.