De notre envoyé spécial en Suisse, Soufiane BEN FARHAT Ils sont plus d'un million et demi de Tunisiens qui vivent à l'étranger. Et ils sont un peu partout. Vicissitudes de la vie, hasard ou nécessité en ont fait des ambassadeurs aux quatre coins du monde. Et ils partagent un incommensurable amour pour le pays. Que dis-je, une passion. Et l'amour n'a pas de prix, même si, bien souvent, il coûte beaucoup. Il fait étrangement beau ce mercredi 6 mai à Genève. Le soleil enveloppe la ville d'une douceur frisquette. La lumière est hésitante, par moments blafarde. Les Genevois profitent de la moindre éclaircie pour se gaver de chaleur. Je suis hanté depuis quelques jours par un illustre promeneur solitaire genevois : «Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même.» Ici, la visite de la maison natale de Jean-Jacques Rousseau, dans la vieille ville de Genève, s'impose. Et puis le bon voyageur est celui qui sait faire le tour de soi-même. On trouve tout au marché aux puces de Genève. Une vaste esplanade de bric et de broc entourée de cafés bon chic bon genre et de restaurants raffinés. Mon guide est un artiste tunisien établi de longue date à Genève. Abderrazak Hamouda est un calligraphe hors pair. Un fin collectionneur aussi. Fin gourmet et bon dégustateur de café, son humour noir et son don de la répartie n'ont de cesse de séduire. Au bout de nos pérégrinations avec la ravissante Adeline Boukhris Grandjean et Rui Noguéra, le Monsieur cinéma art et essai de Genève, Abderrazak Hamouda me confie : «La Suisse est un terroir pour les esprits et penseurs libres. La notion de liberté n'y est plus une question à débattre mais à consommer.» J'apprécie. Même si Jean Ziegler n'aurait pas infirmé tout en modérant le propos par de subtiles analyses. En citant volontiers Voltaire qui disait : «Si vous voyez un banquier suisse sauter d'une fenêtre, sautez derrière lui. Il y a sûrement de l'argent à gagner». Voire Chateaubriand : «Neutres dans les grandes révolutions des Etats qui les environnaient, les Suisses s'enrichirent des malheurs d'autrui et fondèrent une banque sur les calamités humaines». Et tout y aurait passé, le receleur des capitaux en fuite, la plaque tournante des sociétés multinationales, le secret bancaire, le compte à numéro et le rapport tordu avec l'apparat philanthropique. Le marché aux puces de Genève est un mélange de tapis volant et de caverne d'Ali Baba. On n'en ressort guère indemne. Je m'y délecte, m'engouffre dans les interstices de subtils et savoureux dédales. Les découvertes sont estomaquantes. Un Tunisien ayant pignon sur rue me hèle. Collectionneur, il revend des bibelots, des tapis, des lustres et un tas de choses intéressantes. Il vient de débarquer de Tunis. Dans l'avion, il avait lu mon reportage publié la veille sur ces mêmes colonnes et intitulé «Drames de l'émigration clandestine — La porte de l'enfer au Sud de l'Europe». A l'entendre, il y aurait des Tunisiens complètement démunis en Suisse, errant à la diable eux aussi et dormant sous les ponts de Genève. Le drame est partout. Même dans les villes et les pays les plus aseptisés. Il soulève une question que tout Tunisien à l'étranger évoque volontiers. Les prix des billets de Tunisair seraient exorbitants, inaccessibles, même aux familles d'émigrés tunisiens, particulièrement l'été, saison des grands retours au bercail. Des émigrés tunisiens font valoir la même observation à Milan, Grenoble, Genève, Montreux, Lausanne. Un jeune homme rencontré à Grenoble se plaint de ne pas avoir pu rentrer au pays trois années durant, les prix des billets étant particulièrement élevés. En même temps, dit-il, on lui offre des voyages en Espagne ou au Maroc au dixième du prix du billet de la compagnie nationale. Une question qui devient lancinante, surtout pour les familles qui voyagent ensemble. Un voyage en Tunisie qui coûte autour de dix mille dinars rien que pour le transport aérien pour une famille de cinq Tunisiens émigrés, ça pose problème. Des accords particuliers avec prix préférentiels doivent être trouvés. Et le plus tôt viendra la panacée le mieux ça sera. En arpentant les fascinants rivages du lac Léman, je ne peux m'empêcher de penser que le meilleur qu'on puisse ramener du voyage c'est soi-même. Et je pense au merveilleux poème de Jules Supervielle, le fameux poète et écrivain franco-uruguayen : «Voyageur, voyageur, accepte le retour, Il n'est plus place en toi pour de nouveaux visages, Ton rêve modelé par trop de paysages, Laisse-le reposer en son nouveau contour». Et c'est tout dire.