Décidément, le 23ème congrès de l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) tenu fin janvier denier à Gammarth n'a pas bouleversé les structures dirigeantes, ni les orientations stratégiques de cette puissante organisation qui constitue une force d'équilibre dans le pays et refuge des mouvements sociaux comme aiment à le répéter les syndicalistes. Mais au-delà des polémiques de circonstance qui ont éclaté lors de ce congrès sur fond d'une rivalité dépourvue de tout aspect programmatique entre les deux listes qui sont entrées en lice pour les treize sièges du Bureau exécutif, la centrale syndicale est confrontée à plusieurs nouveaux défis. Préserver le rôle politique Le premier est celui de la préservation du rôle politique de l'UGTT alors que l'époque où elle faisait office d'une citadelle d'opposition est révolue. En sus de ses activités syndicales, l'organisation qui revendique 750 000 adhérents a toujours été un acteur incontournable sur la scène politique nationale. Elle s'est en effet engagé dans le mouvement nationale ayant conduit en 1956 à l'indépendance, avant de former une coalition électorale avec le Néo-Destour dans le cadre d'un «Front national» regroupant aussi l'UTICA (patronat) et l'UNA (Union nationale des agriculteurs) pour rafler la totalité des sièges à l'Assemblée constituante chargée d'instituer la première République. Plusieurs personnalités issues de l'UGTT sont ainsi devenues ministres. Sous le règne de Bourguiba, le syndicat historique a oscillé entre soumission au parti-Etat et velléités d'autonomie dont le point culminant fut la grève générale du 26 janvier 1978. Après l'accession de Ben Ali au pouvoir, la direction de l'UGTT s'est progressivement inféodée au pouvoir, et cette tendance s'est poursuivie jusqu'aux derniers jours avant la fuite de Ben Ali. Au début des manifestations contre le chômage et la marginalisation à Sidi Bouzid, l'organisation avait soutenu timidement le mouvement avant d'appeler, sous la pression de ses cadres radicaux, à des grèves générales qui ont précipité la chute de Ben Ali. Durant l'époque de transition, l'UGTT a joué un rôle déterminant de vigie démocratique face aux tentations hégémoniques. Elle a aussi été de tous les dialogues entre le pouvoir et l'opposition. Ce rôle lui a d'ailleurs permis de recevoir en 2015 le prix Nobel de la paix avec l'UTICA, la Ligue des droits de l'homme et l'Ordre des avocats. «Plus qu'à une centrale syndicale, l'UGTT s'apparente à une organisation où les revendications sociales ont, historiquement, été intimement liées aux mots d'ordre politiques et nationaux. A la différence de ce qui se passe dans d'autres pays arabes, elle a toujours disposé d'une autonomie plus ou moins importante selon les périodes à l'égard de l'appareil d'Etat », souligne l'universitaire Hèla Yousfi, maître de conférences à l'université de Paris-Dauphine et auteure du livre «L'UGTT, une passion tunisienne». Barrer la route à l'infiltration de l'organisation Pour l'économiste et ancien conseiller de la Direction de l'organisation Abdeljelil Bédoui, cette vocation politique est aujourd'hui de plus en plus contestée. « Les partis, au pouvoir ou dans l'opposition, ne veulent plus que l'UGTT s'immisce dans la vie politique et veulent la cantonner à son rôle social», estime-t-il. Le second défi auquel est confrontée la nouvelle direction est celui de la tradition de gauche et de l'orientation progressiste du syndicat. Lors des débats ayant marqué le dernier congrès, plusieurs candidats et congressistes ont révélé que le mouvement islamiste Ennahdha a adopté une stratégie d'infiltration de l'UGTT. «Les islamistes d'Ennahdha qui persiste à accuser l'UGTT de les avoir chassés du pouvoir en 2013 pratiquent depuis l'entrisme dans les structures de base. Des dizaine de milliers de leurs sympathisants ont rejoint ces structures pour tenter de prendre la forteresse de l'intérieur », confie un ancien membre du Bureau exécutif. Même son de cloche chez Héla Béji. «Ennahda serait-il tenté, à l'instar du défunt Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de mettre sous tutelle l'UGTT ? L'afflux de nouveaux adhérents d'obédience islamiste, issus en particulier du secteur privé, accrédite cette thèse », a-t-elle indiqué. Selon les experts, l'UGTT semble pour l'heure démunie face à cette stratégie d'infiltration et ne dispose pas de moyens réglementaires pour y faire face. Le troisième important défi se rapporte à la nécessité d'une ouverture accrue de l'organisation au secteur privé qui compte près de 2 millions de salariés contre moins de 800.000 dans la fonction publique. «L'essentiel des salariés syndiqués sont des fonctionnaires ou des salariés d'entreprises publiques. Nous avons encore du mal à améliorer la représentation du secteur privé », reconnaît un cadre syndical qui craint de voir les organisations concurrentes de l'UTT nées au lendemain de la révolution-la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT) et l'Union tunisienne du travail (UTT)-gagner en influence en se concentrant sur la création de syndicat de base dans les entreprises privées. A première vue, la centrale syndicale historique semble avoir pris en considération ce risque. Le projet d'amendement du statut de l'organisation adopté lors du 23ème congrès prévoit la création de deux nouveaux postes de secrétaires généraux adjoints en charge du secteur privé.