À Tunis, les festivals Jaou Tunis et Carthage Dance mettent en lumière une tendance récente des arts : leur rapprochement de l'histoire et du patrimoine tunisiens. Bien que située tout près de l'avenue Bourguiba, juste avant la très fréquentée station de TGM – ligne ferroviaire qui relie Tunis à La Marsa, en passant par le port de La Goulette –; il y a bien longtemps que la Bourse du travail de Tunis n'avait pas connu une telle affluence. Alors que les travaux qui s'y éternisent semblent sur le point d'être achevés – la récente et polémique ouverture de la Cité de la culture, 15 ans après le début du chantier, peut donner de l'espoir –, les bancs du bâtiment conçu par l'architecte russe Lewandowski étaient en effet remplis le soir du 27 juin. Comme à l'époque où se tenaient les réunions des syndicalistes de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT). Eloge du silence Rien de politique toutefois dans cette assemblée. Ni de bruyant. Investi pour l'inauguration de la 5e édition du festival d'art contemporain Jaou Tunis (27 juin-1er juillet), événement gratuit et ouvert à tous organisé par la fondation Kamel-Lazaar, le lieu quasi oublié fut l'espace de quelques heures un Pavillon du silence. Créée pour l'occasion avec des artistes malentendants et destinée à tous les publics, la Symphonie des silences mise en scène par Bahram Aloui y a donné à découvrir une démarche artistique très marginale en Tunisie. Une manière, écrit la fondatrice du projet Lina Lazaar dans son texte curatorial, de chercher « par le biais de l'art et de la culture une nouvelle manière de concevoir le vivre, lui-même devenu difficile dans un climat où l'on n'hésite pas à accabler le peuple de tous les maux, mais surtout de son incapacité de conclure ou de satisfaire les attentes d'une citoyenneté postrévolutionnaire dans laquelle la parole est devenue une logorrhée ». Entre le mime, la langue des signes et le concert, la pièce a offert au public un singulier mélange des disciplines qui, bien qu'encore inabouti, mettait Jaou Tunis 2018 sous le signe du dialogue de l'art avec ceux qui en sont habituellement exclus et de la réappropriation de l'histoire par la société civile. Deux préoccupations partagées par Mariem Guellouz, directrice du festival Carthage Dance–Journées chorégraphiques de Carthage (26 juin-1er juillet), dont la première édition a eu lieu en même temps que Jaou Tunis, du 26 juin au 1er juillet 2018 (voir notre entretien avec Mariem Guellouz). Laquelle s'est ouverte avec panache dans la nouvelle et controversée Cité de la culture avec la compagnie sud-africaine Via Katlehong. Un art en quête de lieux « C'est aux artistes et aux intellectuels de mettre vraiment de l'art et de la pensée dans ce lieu. Avec trois salles équipées – aucun autre lieu ne possède de tapis de danse à Tunis –, il nous offre des possibilités qu'il serait contre-productif de négliger », dit Mariem Guellouz. Ce qui n'a pas empêché la directrice de s'associer aussi à des lieux engagés de longue date dans le soutien à la création, tels que El Hamra, Le Rio, le 4e Art, l'Institut Français ou encore El Teatro. C'est donc sur un modèle assez classique de programmation qu'a été pensé Carthage Dance, en dialogue avec des associations militantes, dont les membres se sont par exemple exprimés lors d'un des « brunchs thématiques » organisés chaque matin au 4e Art, sur la question « Corps et minorités ». Après deux éditions au musée du Bardo, une dans l'amphithéâtre de Carthage et une dans divers lieux de la ville du Kram et de La Goulette, la fondation Kamel-Lazaar a quant à elle affirmé son désir d'imaginer un modèle éloigné des institutions culturelles tunisiennes existantes. Tout en adoptant un lexique et des pratiques proches de celles des grandes manifestations d'art contemporain en Europe telles que la Biennale de Venise, dont les différents pavillons réunissent stars de l'art contemporain et découvertes. Cela avec une spécificité : le choix de lieux délaissés et oubliés afin, selon Lina Lazaar, de « mieux comprendre la richesse du discours d'histoire informelle, et le patrimoine ». Et de pointer l'absence de musée d'art moderne et contemporain en Tunisie et à la rareté des espaces d'exposition, en proposant une alternative. L'archéologie en partage Après l'ancienne Bourse du travail, c'est en effet dans quatre autres espaces inattendus que s'est déroulé Jaou Tunis : dans l'Eglise de l'Aouina (pavillon Mé, ou « eau »), l'ancienne imprimerie Cérès (Naar, ou « feu »), la zaouïa de Sidi Boukhrissane (Trab, « terre ») et Bar Baccouche (Hwé, « air »). Transformés par les commissaires Myriam Ben Salah, Amel Ben Attia, Khadidja Hamdi-Soussi et Aziza Harmel. Avec chacun sa commissaire – tout comme chez les galeristes, la part des femmes est considérable parmi les rares personnes qui exercent cette fonction en Tunisie –, ces lieux ont accueilli un public assez nombreux lors de vernissages. Des soirées bien arrosées de citronnade et de jus de fraise, accompagnées de gourmandises distribuées à tous par des serveurs en costume. Et parfois de performances chorégraphiques, volet pour lequel la fondation Kamel-Lazaar aurait gagné à s'associer à Carthage Dance. D'autant plus que parmi les artistes au programme de ce festival, plusieurs travaillent sur des patrimoines plus ou moins menacés de disparition. Les Via Katlehong sur la culture pantsula, née dans années 60-70 dans les townships d'une Afrique du Sud en plein régime d'Apartheid par exemple, Alexandre Paulikevitch le baladi ou danse orientale et Fouad Boussouf les danses et musiques gnaouas du Maroc. Rochdi Belgasmi également, qui dans sa nouvelle création Lamboubet met en scène Saida El Khadra, une figure de proue de la danse populaire tunisienne dans les années 1980 et 1990, qui avait quitté la scène depuis une vingtaine d'années. Présenté au théâtre El Hamra, soutien fidèle de l'artiste, ce spectacle a rencontré un beau succès lors du festival. Preuve, selon Rochdi Belgasmi, d'un « attachement profond à des traditions pourtant rejetées comme dégradantes ». D'où son désir d'aborder la danse par l'archéologie. De fouiller dans l'histoire des gestes pour interroger les paradoxes du présent. Partager le sensible Dans ces démarches, la question du rapport au spectateur est centrale. Ou du moins devrait l'être. S'installer dans des lieux non dédiés à l'art, déplacer sur une scène contemporaine des danses populaires est une forme d'intervention dans le quotidien, qui se doit d'être réalisée dans le respect et le dialogue. Avec pour but premier la création d'une expérience et d'une réflexion collective. Rochdi Belgasmi est ainsi toujours prêt à expliquer son geste et à en débattre dans les théâtres qui le programment et dans les médias. Quant à Lina Lazaar, qui déplore le fait que certains musées d'art contemporains occidentaux se soient « isolés de l'indispensable regard du citoyen pour lequel l'art est devenu un luxe et non un élément essentiel de la création d'une conscience nationale et d'une identité collective », elle prétend tenter avec Jaou Tunis de se « délier des modèles hérités de la colonisation et concevoir une dissémination culturelle moins onéreuse aux possibilités infinies ». Une belle idée, assurément. Mais suffit-il d'installer des œuvres dans des lieux atypiques pour susciter chez les habitants un désir d'art ? Pour éveiller une sensibilité ? Si l'équipe de la fondation Lazaar le pense, il est permis d'en douter. Surtout lorsque la population est dans sa grande majorité très éloignée de l'art. Comme celle de la médina de Tunis, où a aussi lieu la Biennale d'art contemporain en espace public Dream City, dont le succès auprès d'un public très divers est en grande partie lié à un travail de territoire de longue haleine. Au contact répété entre artistes, artisans et habitants. Le plus souvent dans leur Pavillon et en visite dans ceux des autres, les artistes présents lors de Jaou Tunis n'ont pu se nourrir de ces échanges. Sauf quelques exceptions, les œuvres exposées n'ont d'ailleurs pas été créées in situ et résonnent plus ou moins bien avec l'histoire des lieux investis. Parmi les quatre commissaires de l'événement, seule Khadija Hamdi-Soussi a en effet développé dans son lieu un récit cohérent. Rassemblées autour de la notion « Musée Imaginaire » empruntée à André Malraux pour questionner le « retour régulier de certains artistes contemporains arabes et iraniens au patrimoine », des œuvres de Farah Khellil, Ali Cherri, Malek Gnaoui ou encore Yazid Oulab forment un tout qui contraste avec les autres pavillons. Où le lieu et l'élément associé n'ont apparemment été que peu problématisés. Dommage car vraiment, l'idée était belle. Heureusement, art et patrimoine semblent promis en Tunisie à bien d'autres rencontres.