Quelle perception ont la plupart des citoyens des forces de sécurité intérieures et, pour faire court, de « la police » d'une manière générale ? Simple et il en a toujours été ainsi : elle est là pour la répression. Et quelle idée se font les forces de sécurité intérieure des citoyens ? Des suspects en puissance. Et quand la tension monte, surtout dans les moments de grabuge, à leurs yeux, les citoyens ne sont plus que « la foule », pour reprendre ce sobriquet qu'utilisait De Gaulle, lors du grand basculement provoqué par Mai 68. Mais les temps changent. Et, pourtant, pas plus chez nous qu'en France, par exemple (berceau des droits de l'Homme), la police et les citoyens ne se sont jamais rapprochés les uns des autres. Le soulèvement des « gilets jaunes » en a administré la preuve. A l'origine, un grand fossé Or, si nous devions prendre exemple des éternelles escarmouches dans les pays démocratiques où la liberté citoyenne est absolue, nous nous planterions. Parce que, chez nous, le contexte est différent. Parce que nous sommes encore aux prises avec le parachèvement de la transition démocratique. Et cette transition a ses exigences propres : l'harmonie entre l'impératif sécuritaire et le sacro-saint respect des valeurs de liberté, des vertus de la citoyenneté et de l'intériorisation de la dignité humaine, du droit à la vie. Exigences premières des deux côtés de ce fossé séparant les sécuritaires et les citoyens. Parce que les sécuritaires sont d'abord des citoyens. Et ces derniers sont, quelque part aussi, des sécuritaires. L'épopée de Ben Guerdane en est l'illustration. Mais ce ne fut hélas qu'une parenthèse. Or, autant les citoyens ont besoin de vivre en sécurité, autant les sécuritaires ont besoin de travailler dans la sécurité. A l'évidence, l'examen en plénière du projet de la loi organique sur la protection des forces de sécurité intérieure et de la douane, projet prévu pour cette rentrée parlementaire, aura creusé davantage les clivages. Une manifestation devant le siège du Parlement le mardi. Manifestation pacifiste, mais qui a failli tourner à l'affrontement, parce que les décideurs ont déployé une logistique et un dispositif malvenus. Il s'agissait d'une loi qu'ils réclament depuis cinq ans. Et, ils auraient dû avoir la sagesse de s'effacer. De ne pas montrer qu'ils sont juges et partie. Et, en plus, il n'y avait pas vraiment de signes de grabuge. On nous dira qu'ils n'ont pas demandé l'autorisation de le faire.... Naturellement, cette manifestation n'avait rien de spontané. Elle s'est même fait le porte-parole d'organisations nationales et internationales viscéralement opposées à ce projet de loi. Et elles sont nombreuses : l'UGTT, le SNJT, l'Ordre national des avocats, l'Association tunisienne des Femmes démocrates, le Réseau méditerranéen des droits de l'Homme, Al Bawsala, I Watch, et Amnesty International. Des partis politiques avaient déjà, pour leur part, annoncé qu'ils voteraient contre. Samia Abbou arrondit les angles Le maitre-mot de ce rejet et de cette mobilisation tient à la crainte du retour de «l'Etat policier». Il y a aussi d'autres récurrences : le projet pourrait justifier des pratiques sécuritaires illégales à contre-courant du principe constitutionnel de «sécurité républicaine». Il pourrait même servir de prétexte au «recours à la force létale». De surcroît, les opposants à ce projet considèrent que «les peines prévues pour l'atteinte aux sécuritaires sont vagues et imprécises». Un grand constitutionnaliste (Amine Mahfoudh) a même déclaré sur une chaine de télévision que le Code pénal suffit à protéger les sécuritaires au chapitre des «outrages et violence à fonctionnaire public». Dans la foulée, on évoque aussi l'article 71 de la loi organique relative à «la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d'argent». Mais, alors, pourquoi la commission de la Législation générale, présidée par Samia Abbou, grande opposante au régime Ben Ali et à sa police, s'est-elle donné tant de mal pour éplucher le projet, pour y apporter des amendements, recommandant son adoption à l'unanimité en plénière? Le projet tel que formulé par le gouvernement (en 2015) avait pour appellation : «Projet de loi de répression des atteintes des forces armées». L'appellation adoptée par ladite commission devient de ce fait : «Projet de loi organique sur la protection des forces de sécurité intérieure et la douane». On supprime donc le mot : «répression». Par ailleurs, dans une déclaration donnée à la TAP, juin dernier, Samia Abbou affirmait que, non seulement l'appellation a été changée, mais qu'en plus, quelques articles proposés et portant atteinte aux droits et aux libertés publiques et individuelles ont été supprimés pour endiguer toutes velléités de dépassements par les corps sécuritaires. Cela fait que le projet ne comprend plus que 18 articles. Des failles subsistent, bien entendu. Elles tiennent, par exemple, aux yeux des organisations opposées à cette loi, à «des divergences juridiques : Qu'est-ce qu'on entend, en effet, par porter atteinte à la dignité des forces armées» ? Là, Abir Moussi y a rajouté une couche : pour elle, tout ce qui se dit de «méchant» sur les médias ou sur la toile contre les sécuritaires doit être réprimé. Révolue, l'époque des bourreaux A force de faire dans l'interprétation et quoique la commission présidée par Samia Abbou ait adouci et modéré le texte initial, on s'emmêle les pinceaux et l'on s'éloigne de l'esprit de la requête de base des sécuritaires. Depuis 2011, beaucoup de sécuritaires ont été assassinés. Ce n'est que récemment qu'un barème d'indemnisations au profit de leurs familles a été établi. Dans tous les cas de figures, c'est trop peu pour ces enfants de la Nation qui paient de leur vie la lutte contre le terrorisme et la criminalité. Au même titre, d'ailleurs, que nos vaillants soldats. Si les controverses surgissent, si les organisations se mobilisent, cela se comprend quelque part. C'est que les forces sécuritaires -à des degrés différents de responsabilité- ont été le principal soutien du «régime policier». La police politique aura sévi de manière impitoyable. Opposants politiques, activistes des droits de l'Homme, ont en effet subi une forte répression. Or, l'époque des bourreaux est révolue. L'image d'un Ben Ali choisissant le balcon du ministère de l'Intérieur pour saluer les foules, juste après la déposition de Bourguiba, a fait que la police en a tiré une légitimité, alors que Ben Ali est un militaire. La contre-image du 14 janvier avec les «Dégage» devant le ministère de l'Intérieur et des sécuritaires qui réagissaient à coups de matraques et de bombes lacrymogènes est, désormais, révolue. D'ailleurs, n'est-ce pas la BAT, conduite par Tarhouni qui a été allé capturer «la famille» à l'aéroport ? Et, d'ailleurs, les sécuritaires virés n'ont-ils pas été réhabilités par le Tribunal administratif? Après le 14 janvier, les forces sécuritaires et de la douane ont créé leurs syndicats. Elles cherchent, par ailleurs, à s'intégrer dans la société civile. Mais, dans tous les cas de figures, les sécuritaires le font pour se protéger d'eux-mêmes. Pour se protéger contre leurs supérieurs qui les font détester par le peuple. Certes, les abus de pouvoir existent toujours. Pour bannir tout cela, il faut une nouvelle culture. Une culture citoyenne et républicaine à la fois. Cette loi pourrait faire l'affaire. Il reste un carcan à briser, un effort à faire: cette réconciliation avec les citoyens qui paraît malheureusement improbable. Du moins, pour le moment. R.K.