Les livres de lecture de l'année scolaire 2008-2009 (enseignement de base) continuent de transmettre aux nouvelles générations des images très édulcorées de la réalité. Ces manuels sont pourtant des auxiliaires fondamentaux dans la formation et l'éducation des enfants. La représentation du monde telle qu'elle est véhiculée par ces outils pédagogiques repose souvent sur des poncifs en totale rupture avec le réel. Ce sont partout des images d'Epinal qui embellissent les choses ou les simplifient à l'extrême. Vous pouvez constater cela concrètement au sujet de tous les domaines de la vie : les cités et les rues qu'on reproduit dans les manuels semblent appartenir au monde du futur ; les écoles et les salles de classe sont d'une propreté et d'un ordre à faire rougir la plus maniaque des ménagères. En famille, parents et enfants ne manquent de rien et leurs rapports ne trahissent pas le moindre désaccord. Au travail, personne n'est mécontent, le sourire est sur tous les visages et, en accomplissant leurs tâches, les employés affichent les traits angéliques des saints. Sur ce point précis, nous avons relevé dans presque tous les manuels de lecture (en arabe et en français) une tendance irritante à l'idéalisation de tous les métiers et des personnes qui les exercent. Ainsi, en 2008, l'école leurre encore ses élèves sur leur entourage et nombreux sont les parents qui consolident dans l'esprit des jeunes les préjugés que colporte le livre scolaire sur les différents secteurs de la vie active. Certaines de ces idées préconçues dénotent même un sexisme suranné que l'on croyait révolu à tout jamais dans nos contrées. Que de légendes ! Sur les pages des livres de cette année encore, les agriculteurs montrent au travail un enthousiasme et un optimisme à toute épreuve. L'infirmière (car c'est selon le manuel un métier exclusivement féminin) garde son inaltérable jeunesse et son large sourire. Jamais la soignante n'est vieille ou grosse ou laide. Le tailleur a toujours des doigts de fée tout comme les tisseuses éternellement accroupies devant leur métier. Les hôtesses de l'air (jamais de steward à bord de l'avion !) forcément belles n'ont pas d'autre posture que celle de serveuses de restaurant ou de bar. Les enseignants dont les blouses sont d'un blanc immaculé traitent leurs disciples avec amour et dévouement sans jamais se relâcher ni s'énerver. Quant au bibliothécaire, il est tout le temps disponible et s'en va toujours lui-même vous rapporter les livres commandés. Le pêcheur arbore, comme le veut la légende pédagogique, ses manches retroussées et ses bras musclés. Il va de soi qu'il ne rentre jamais bredouille et que les poissons qu'il capture sont toujours plus gros que sa barque. Le jardinier, lui, est au milieu de ses plantes et de ses fleurs soigneusement rangées, heureux comme un poisson dans l'eau ! L'orientation professionnelle, déjà ? En bref, « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » dans les livres de l'école de base. Soulignez d'ailleurs ce dernier mot parce que l'image que l'on se fait d'un métier à cet âge est difficile à effacer plus tard. A ce sujet, nous avons constaté également que le livre du primaire se mêle déjà d'orientation professionnelle et prodigue ses conseils en la matière aux écoliers. Dans le manuel de lecture de la sixième, on recommande, selon le profil moral et psychologique de chacun, les métiers qu'il convient de choisir à l'avenir : à la page 20, les concepteurs du manuel précisent que « si tu aimes les livres, tu seras bibliothécaire, documentaliste, écrivain etc. » ; que « si tu n'aimes pas recevoir les ordres, tu réussiras dans les professions d'avocat, de commerçant, d'artisan, de journaliste, d'artiste... » ; que « si tu n'aimes pas rester assis, tu réussiras dans le domaine du sport (professeur de sport, entraîneur...) » et chaque rubrique d'y aller de sa suggestion. Des propositions qui sont du reste formulées avec une assurance déconcertante (notez l'emploi du futur de l'indicatif dans les phrases citées), comme si l'on ne pouvait pas aimer les livres et devenir artiste, avocat ou journaliste ; comme si les avocats et les journalistes ne pouvaient pas être des flagorneurs de la première race ; comme si les entraîneurs ne passaient pas le plus clair de leur temps sur les bancs des remplaçants ou sur les chaises longues des hôtels ! Moins de nigauds ! Les livres scolaires sont-ils délibérément conçus ainsi pour ne pas choquer la sensibilité des petits ? Pourquoi ne leur parle-t-on pas de chômage, de flambée des prix et de conditions de travail parfois inhumaines ? N'est-ce pas hypocrite de leur chanter « le bruit sain du travail » alors qu'on connaît parfaitement les graves affections que peuvent causer les nuisances sonores ? N'est-ce pas déplacé d'exalter « le cri de l'outil aux mains d'un homme libre », lorsque des dizaines de millions d'ouvriers dans le monde sont maltraités à l'ère moderne ? (Pour les vers cités, voir les poèmes de la page 10 du manuel de sixième). Apprenons aux générations de demain à voir le monde côté cour et côté jardin, à observer une distance critique en évaluant les êtres et les choses. C'est une impardonnable injustice que de leurrer les enfants sur les réalités du monde où ils vivent et sur celles qu'ils auront à affronter à l'âge adulte. Parlons de tout à l'école, ne nous retranchons pas derrière les tabous d'autrefois et ceux que nous inventons aujourd'hui ! Car l'école est faite justement pour réduire considérablement le nombre des nigauds et non le contraire !