Entre la gare ferroviaire de Tunis et l'Ambassade d'Italie, la place Mongi Bali. Tous ceux qui passent en bus, en voiture, ou à pied, ne peuvent pas ne pas les voir. Ils sont une bonne douzaine en permanence. Le nombre est fluctuant : des adultes valides, des vieux impotents, un handicapé vivant sur place, une chaise roulante à portée de main, très souvent somnolant sur un bout de mousse entortillé dans une couverture bleue, des jeunes hommes,des jeunes femmes, quelques ados non sédentaires. Ils sont abrités par le transformateur électrique et les feuilles touffues des arbres qui font le coin. Des paillasses faites de vieux chiffons, de moquettes pourries, d'entassements de cartons mis à plat, d'assemblages de bouts de mousse, marquent des territoires. Des sacs éventrés, sans sangles ni fermetures, laissent paraître des vêtements fourrés n'importe comment. Dans de petits baluchons ficelés, on devine quelques affaires personnelles. Un caddie sans roues est accolé à un arbre. Une charrette à bras sert de lit surélevé. On ne s'éloigne jamais trop loin. On occupe les bancs publics à proximité, ou des chaises en plastique, déglinguées, les pieds rafistolés avec des cordages. De volumineux ballots de bouteilles de plastiques ramassées, en attente d'être livrés, servent de pare vent et d'enclos : elles entourent un petit espace où dorment deux jeunes femmes, en pleine force de l'âge. Le soir venu, une vieille marmite, sur un camping gaz, laisse échapper des volutes de vapeur. Un potage à partager sans doute, avec quelque compagnon très proche. Inutile de décrire la crasse environnante dans laquelle vivent ces personnes : des urinoirs sauvages maculent les murs du transfo, des traces de vomi, et autres, sont visibles entre les bosquets, des odeurs insupportables. Vraiment le fond de l'abîme pour une personne humaine. Extrême indécence : une affiche publicitaire leur faisant face, vantant un feuilleton télé bientôt diffusé, sponsorisé par une entreprise de pâtes alimentaires connue, leur jette au visage un slogan « plus de tendresse que le film Untel... » !! De quelle tendresse parle-t-on à ces gens coupés de tout lien affectif, de toute structure familiale, en marge de tout ?? Quelle tendresse propose-t-on à ces vieux rabougris par les détresses à répétition, à ces jeunes édentés déjà. . A proximité, stationne un fourgon de police. Mais personne ne les voit, et même s'ils les voient, ils ne peuvent rien pour eux. Les emmener au poste ? Pour quel délit ? Celui de ne pas avoir un toit ?? A l'hospice alors ? Mais lequel ? Et tous ces jeunes ?? Tous sont dans un tel état de faiblesse physique, de manque d'hygiène, d'alimentation, atteints certainement de maladies, dans un tel état de léthargie, qu'ils sont dans l'impossibilité d'agresser quiconque. Ils ne mendient même pas. Ils attendent qu'on leur donne l'aumône, ou n'import quoi. Ils acceptent tout, y compris un vieux T-shirt, ou une vieille paire de chaussures.
Une hiérarchie invisible Fin d'après midi, en ce milieu de Ramadan. Les passants pressent le pas, se détournent, contournent les lieux, d'autres font semblant de ne pas voir, regardent ailleurs, regardent les arbres. Regards fuyants, interrogatifs d'étonnement, d'incompréhension, de dégoût parfois. Certains commerçants du coin, expriment avec plus d'animosité, ce sentiment de rejet qu'on lit dans certains regards : « ces déchets qui ne veulent pas travailler méritent bien ce qu'ils sont !! ». De suite diaboliser au lieu d'essayer de deviner tous les drames familiaux, personnels, qui sont à l'arrière fond de toute cette situation tragique. Une hiérarchie invisible est installée. Le groupe recrée les comportements que doit avoir chacun dans un clan. Il suffit de s'arrêter à proximité pour saisir la violence régnante, verbale ou autre, en même temps de la tendresse dans la voix quand il le faut, et une solidarité de tout instant face aux autres, à tous les autres. Secours au plus faible quand il le faut, mais un individualisme tel qu'on saisi sans hésiter toute occasion pour prendre la place de l'autre, se rapprocher des dominants, conquérir un espace plus confortable, ou s'accaparer d'un objet utile. La lutte pour la survie est présente à tout moment. Et puis un jour, pffiiiit !!! Plus personne !! Cela s'est fait la dernière semaine de Ramadan. Place nette. Rien sur les trottoirs, rien dans les environs. Même le commerçant qui s'est installé avec un kiosque mobile, vert, depuis peu, et qui les houspillait tout le temps, a lui aussi « plié » bagages. Les propriétaires des boutiques voisines ne cachent pas leur satisfaction : « Ouf !! Ils occupaient la place et les gens évitaient de passer par là ». « Beaucoup de saleté en moins et enfin plus d'engueulades permanentes ». Des spéculations sur les destinations où on a expédié les squatters de la Place : « prison pour les uns ( silence gêné quand on demande la cause) », « maison de redressement pour les jeunes », « asile psychiatrique », « hospice », « hôpital », etc. Sans certitude aucune. Pourtant, dès le deuxième jour de l'Aïd, de très bonne heure, alors que la ville est encore toute engourdie, deux cartons accolés au mur du transformateur, côté gare, indiquent une présence humaine. Deux personnes, pratiquement invisibles, allongées l'une contre l'autre, tête-bêche, y dorment. Là-bas, sur un des bancs publics, une jeune femme, les cheveux en brousse, mord dans une baguette, et boit de l'eau, regardant uniquement la pointe de ses baskets. Les SDF de la Place Mongi Bali sont de retour. Ils vont tous revenir, ils mettront le temps qu'il faut mais ils seront tous là. Et, encore une fois, on les embarquera. Et ils reviendront, tant qu'aucun d'eux n'a trouvé le milieu qui convient à son état physique, psychologique, social. Une écoute sérieuse, des soins, une rééducation appropriée, un toit sécurisant, un ensemble accueillant, voilà ce qui manque à ces misérables. Un commerçant m'affirme que ce n'est pas la première fois « qu'on vient les chercher ainsi », et que c'est le jeu de l'accordéon : un va et vient permanent. Il faut rendre hommage aux agents de la voirie qui ont en charge cet espace : c'est une bataille ininterrompue contre les déchets de toutes sortes. Un employé rencontré sur les lieux connaît le parcours de quelques uns, leurs pseudos, la région d'où ils viennent, leurs manies, leurs obsessions aussi. Il est partagé entre la pitié pour ces gens et le ras-le-bol : les citoyens qui traversent la place ne les aident pas non plus, avec ce réflexe qu'ils ont de tout jeter à terre, et de tout mettre sur le dos de ces pauvres hères !!!
De « Mektoub » à « Choufli Hal » Ailleurs, la nuit tombée, on rencontre, rue Abdennasser, rue d'Allemagne, rue de Suède, dans les petites impasses de la rue d'Angleterre, ou dans l'étroite rue de Suisse, des silhouettes aplaties contre les murs, se faisant le moins visible, un bout de ciré, un vieux manteau, ou de simples journaux sous le bras, dérisoires protections contre l'humidité, une façon de ne pas dormir directement sur le sol. On sent l'affreux isolement, pas un regard de secours. Ils attendent que les pas se fassent plus rares pour s'installer dans un recoin, sous des escaliers qu'on refait, dans les étages d'un immeuble en réfection, ou pour se glisser entre les tôles d'une palissade entourant un chantier abandonné. Durant tout le Ramadan, aucune invitation à la table du restaurant « Ould Ettaliana », ni à une partie de « Chasse à la Gazelle », un fatal « Mektoub » plutôt. Ils attendent un « Choufli Hal » qui les sortirait, définitivement et dignement, dans le respect le plus strict de la personne humaine, de l'ornière glauque de la Place Mongi Bali.