Pourquoi le football est-il si présent dans le vécu des Tunisiens ? Parce qu'en l'absence de clivages politiques réels, les clubs et, surtout, les grands clubs, associations apolitiques, sont structurés comme des partis politiques. Espérance, Club Africain, Etoile et Club Sfaxien, sont ainsi régis selon les gradations spécifiques aux partis de masse. Et même si les présidents n'y sont pas élus, ils sont, chaque jour, interpellés par les supporters : ceux-ci demandent des explications et les dirigeants sont tenus de les leur fournir. Si les supporters sont en colère, les dirigeants en seront tenus pour responsables. C'est colorié, folklorique, grave parfois, cosmopolite, mais c'est là aussi l'une des images les plus saisissantes de notre société : l'équipe du cœur c'est la maîtresse suprême. Toute épouse d'un fan de l'Espérance doit faire avec : son mari la trompe légalement avec l'Espérance. Chaque club a ses rites et, maintenant, sa « Dakhla ». Ses supporters sont capables de délirantes ferveurs et, en même temps, d'irrépressibles débordements. En ce qui concerne notre sujet du jour,on ne sait trop si l'Espérance peut être contée et l'on ne saurait dire avec certitude si quelqu'un, un jour, pourra la conter. C'est une histoire de 90 ans, avec ses hauts faits, ses moments de gloire, ses moments de détresse, ses bouleversements, ses hommes historiques, ceux qui l'ont servie et ceux qui s'en sont servis. Elle a, quelque part, la fascination du diable. Elle séduit et elle fait peur, à la fois. Ce qui est sûr, c'est qu'elle est plus belle à voir sereine, calme, digne et triomphatrice que blessée ou martyrisée. On craint ses mouvements d'humeur ; ses mouvements de fureur. En 1971, l'establishment de l'époque commit une erreur historique : dissoudre l'Espérance, comme il avait commis auparavant une bévue tout aussi monumentale en décrétant la dissoute de l'Etoile du Sahel. Dans les deux cas, les deux régions les plus puissantes du pays étaient comme orphelines. Les clubs relèvent du domaine de la sacralité dans l'imaginaire de leurs supporters. Sur le plan institutionnel ils représentent de ce qu'il y a de plus solide dans le tissu associatif. Peut être est-ce grâce à l'Espérance - ou à cause d'elle - que les clubs sont si puissants chez nous. Peut-être est-ce à travers elle que le terme « masse » recouvre sa dimension sociologique malgré les velléités d'embourgeoisement et, donc, de récupération ayant toujours marqué l'histoire du club. Quelque chose de mystérieux ; quelque chose d'imperceptible ; un visage mi-ange, mi-diable : l'Espérance c'est un peu cela. Les sous, les marabouts, la puissance politique, la fragilité psychologique : ce sont aussi autant de facettes spécifiquement espérantistes. « Mieux vaut en guérir », disait Naceur Knani. Mais il n'y a toujours pas de thérapie...