La fièvre du derby n'est pas l'apanage des sportifs tunisiens ; la « derbymanie » est quasiment mondiale. Le terme, qui désigne un match de football (et concerne désormais plusieurs autres disciplines) opposant les équipes les plus célèbres d'une ville, est d'origine britannique et est emprunté au vocabulaire hippique. Il est devenu commun depuis 1870. Aujourd'hui, les derbies les plus suivis dans le monde sont italiens (Inter vs A.C.Milan), anglais (Liverpool vs Everton, Manchester United vs Manchester City) espagnols (Réal vs Atletico - Barcelone vs Espanyol), écossais (Celtic vs Rangers), turcs (Fenerbahçe vs Galatasaray ou Besiktas), argentins (Boca vs River Plate), égyptiens (Al Ahly vs Azzmallek), brésiliens (Flamengo vs Fluminense ou Fla-Flu pour les accros) ! Chez nous, le duel Espérance- Club Africain mis à part, on estime que les autres derbies ne suscitent qu'un engouement relatif. Cette rencontre oppose aussi les supporters des deux équipes qui se mobilisent quelques jours avant le match pour le fêter et plusieurs jours après (sinon des mois et des années plus tard) pour le commenter. Comment vivent les fous du derby tunisois ? Qu'ont-ils d'exceptionnel ? Que représente le derby dans leur vie et celle des leurs ? Comment s'attrape la passion du derby ? Est-elle héréditaire ? Bien d'autres questions restent à poser pour mieux comprendre la personnalité et la psychologie du « derbivore ». Nous ne prétendons pas pouvoir apporter les réponses les plus fiables à ces interrogations mais nous aimerions décrire le « cas » à partir d'expériences vécues.
Albums Le fou du derby tunisois ne peut ni ne doit passer tranquillement la semaine du match qu'il remplit de diverses manières : il lui faut ainsi aider à la mobilisation des « troupes », par exemple en improvisant de nouveaux slogans à scander, en confectionnant de petites banderoles, en cotisant pour l'achat de banderoles géantes, en animant les réunions de supporters au local du club ou ailleurs, dans les cafés et les bars, dans les ruelles du quartier et pourquoi pas chez lui. A la maison, et selon la position du club au classement et la forme de ses joueurs, l'ambiance est sereine ou tendue, très tendue même. La pièce du « derbivore » est toujours remplie d'objets évoquant l'équipe fanion et ses duels avec l'équipe rivale. C'est un album, non un vrai livre d'histoire, qui raconte la vie passée du club favori et qui esquisse aussi son avenir. Chez un derbivore, les photos de l'équipe aimée et de ses joueurs sont de loin les plus nombreuses. Il est capable de remplacer sa photo de mariage par le poster de l'Espérance ou celui du Club Africain ! Mais à dire vrai, ce ne sont que les images mémorables qu'on conserve, celles du 5-5-1985 sont bannies de l'album de l'Espérantiste et vénérées par le Clubiste, inversement, la série des 4-0 infligés par l'E.S.T au C.A. est immortalisée par le premier et « oublié » du second. Le derbivore garde également des photos des buts fameux, des dribbles inoubliables, des trophées « historiques » et des dirigeants célèbres.
Quel manège ! Un derbivore ne manque jamais d'argent quand il s'agit d'acheter le billet pour le match : il s'en procurera le prix quelque élevé qu'il soit. Chômeur une semaine avant le derby, il se fera embaucher par n'importe qui pour accomplir n'importe quelles tâches. L'essentiel étant de réunir la somme nécessaire pour entrer au stade. Les jours de derby sont des repères qui balisent sa vie. Il peut oublier sa date de naissance, l'anniversaire de son épouse même quand ces dates coïncident avec celle de son match favori, mais jamais la journée du championnat où son équipe rencontrera « l'autre ». Que la rencontre ait lieu en début ou en milieu ou en fin de semaine, il ne manque jamais à l'appel. Le match est à huis clos ? Il ira dans les environs du stade pour être plus près de ses « protégés », ou bien pour profiter d'une distraction ou d'une indulgence des contrôleurs placés à l'entrée et avoir l'insigne privilège d'assister à un match en principe interdit aux spectateurs. Il peut lui arriver d'acheter un billet juste pour soutenir financièrement l'équipe. Quand il est sur les gradins, le derbivore passe par tous les états psychiques et physiques imaginables : il est en effet tour à tour debout, assis, accroupi, étendu, sursautant, voltigeant, dansant, ou alors transi, meurtri, figé, paralysé, inquiet, évanoui, meurtri... ! Vous comprenez donc pourquoi l'endroit où il se trouve est rarement épargné par ces états d'âme si changeants !
Ça dépend du résultat ! En quittant le stade, il arbore le sourire et jubile ou bien grince des dents, fulmine et maudit les Dieux du stade et l'arbitre. Le soir, et quel que soit le résultat, on ne dormira pas facilement dans les deux camps. Pour le supporter heureux, la fête se poursuivra jusqu'à une heure tardive, pour le malheureux, il devra broyer du noir jusqu'au lever du jour suivant. Le lendemain, toute la semaine qui suivra le derby en fait, l'heure sera à l'analyse du match et du rendement de chaque joueur, à l'évaluation des choix de l'entraîneur, à la rumination de toutes les phases « cruciales » du jeu. Selon le résultat enregistré, le derbivore ira ou n'ira pas travailler, et s'il y va malgré tout, il y mettra du zèle ou du désordre. Les veinards le visiteront le lendemain d'une victoire et les clients malchanceux un jour de « deuil ». C'est la raison pour laquelle nos administrations renvoient d'elles notamment les lundis deux images contradictoires. Pour le bonheur des citoyens, il faudrait que le derby se termine toujours sur un score de parité !