«La classe politique est seule responsable de la dissidence populaire» Bientôt un an que les élus du peuple à l'ANC sont penchés sur l'écriture de la nouvelle Constitution tunisienne. Ils en sont encore à la phase des débats sur le Préambule. Des débats qui avancent à bâtons rompus lors de la tenue des séances plénières où chacun s'en donne à cœur joie en campant sur ses positions et se complait à pérorer inlassablement sur des questions qui ont été d'ores et déjà évoquées et débattues au sein des commissions.
La question qui se pose aujourd'hui : pourquoi, au sein de l'ANC, tient-on à tourner autour du pot, à parlementer éternellement durant des heures alors qu'il aurait été nettement préférable et pour les Tunisiens et pour l'ANC de passer à la phase de l'adoption.
Quel intérêt de délibérer, au cours des séances plénières, des projets qui ont été préparés par les différentes commissions ?
Le Temps a contacté le professeur en droit constitutionnel, M. Kaïs Saïd.
Le Temps : En quoi l'article 65 du titre 4 du règlement intérieur entrave-t-il l'évolution des travaux de l'ANC ?
Kaïs Saïd : En réalité, il s'agit de l'interprétation de l'article 65. Pourquoi l'ANC doit-elle délibérer en séance plénière des projets précédemment discutés lors des travaux des commissions ? Pourtant cet article prévoit que chaque commission prépare les articles qui entrent en sa compétence avant de les exposer devant la Commission Chargée de la Coordination et de la Rédaction. Celle-ci a la possibilité de renvoyer le projet devant la commission concernée pour un nouveau réexamen avant qu'il ne soit discuté dans le cadre de la séance plénière. Néanmoins, à quoi vont servir ces débats à rallonge ? Tous les partis sont représentés dans toutes les commissions. Les discussions qui ont lieu aujourd'hui, sur le préambule et l'article 1 ont déjà eu lieu depuis quelque temps dans les commissions !
Comment les choses auraient-elles dû se passer selon la loi constitutionnelle et les articles 105 et 106 du règlement intérieur et qui ont été esquivés?
Logiquement, la Commission de Coordination et de Rédaction aurait dû préparer un projet de la Constitution et, également, un rapport général. C'est à ce moment-là que l'ANC pourra passer de la phase de la préparation de projet de texte à celle de l'adoption en appliquant les articles 105 et 106 du règlement intérieur.
Pourtant, le président de l'ANC n'a, semble-t-il, pas respecté l'article 105.
L'article 105 stipule que le président de l'ANC se doit d'enregistrer le projet de la Constitution au bureau d'ordre tout de suite après sa rédaction avant de le généraliser. Ce projet doit être joint au rapport général et aux rapports des commissions permanentes constitutives à tous les membres, au Président de la République et au Chef du gouvernement, deux semaines avant la date de la séance plénière. Chose qui n'a pas été faite. L'article 106 du règlement intérieur prévoit que la discussion commence par l'audition du rapport général sur le projet de la Constitution.
Comment peut-on interpréter ce manque de volonté de passer à la phase d'adoption des projets ?
Il s'agit là d'une volonté claire pour ne pas entamer la phase finale de l'adoption. Quand on se penche sur le discours des intervenants lors des séances plénières, on y décèle plus un discours préélectoral que constitutionnel. De ce fait, l'auditoire visé est non pas les autres élus ou les citoyens mais plutôt le futur électorat potentiel. Par le biais de ces débats, on s'éternise sur des projets longuement discutés dans les commissions au lieu de passer à la phase la plus attendue par le peuple tunisien : l'adoption des textes. Les élus préfèrent de loin camper sur leurs positions et servir leurs intérêts électoraux.
Les séances plénières qui ont lieu ces derniers jours serviraient donc de prétexte pour préparer plus la phase électorale qu'une Constitution.
Les Tunisiens attendent que la Constitution soit rédigée et que les projets débattus au sein des commissions soient adoptés afin de pouvoir passer à la phase qui concerne le travail sur les institutions à l'instar de l'instance des élections, le code électoral, la chambre populaire ou l'assemblée du peuple. Ce que l'on voit ces jours-ci, c'est plutôt des élus qui entament la phase préélectorale avec des discours qui ne servent la Constitution en rien.
La reprise des séances plénières sur le Préambule le 23 octobre 2012 est-il significatif ?
Effectivement, ce 23 octobre, on s'attendait à ce que les constituants passent à la phase de l'adoption au lieu de réitérer éternellement des sujets précédemment débattus. C'est ce qui fait l'ambiguïté de l'article 65. Ce qui est tout de même alarmant c'est le fait qu'on veuille éterniser les débats jusqu'aux nouvelles échéances électorales, promis du 23 juin prochain au 7 juillet. Même ces dates sont irréalistes ! Elles coïncident avec une période transitoire entre les examens universitaires, le bac et le retour au pays des ressortissants tunisiens à l'étranger. Les potentiels électeurs n'auront pas réellement la tête à aller voter alors qu'ils pourraient être en vacances ou en train de passer des examens.
Aujourd'hui, une patente dissidence populaire divise le peuple tunisien. Qui en est responsable selon vous ?
Le problème qui existe au sein de l'ANC, est foncièrement politique. Si à l'ANC, on ne tient pas à avancer et à passer à la phase de l'adoption, ce n'est pas parce qu'il s'agit d'un souci juridique ou constitutionnel mais plutôt d'un enjeu politique. C'est plutôt la division entre une tendance religieuse et une autre qui refuse cette obédience théologique. Si on ne s'accepte pas mutuellement, il est difficile de bâtir une Constitution et une démocratie. L'état où se trouve le pays actuellement, les deux camps en sont responsables ! D'un autre côté, le peuple tunisien dans sa grande majorité est homogène et tout le monde s'accepte. Le vouloir vivre collectif existe bel et bien entre les Tunisiens et ceci devra s'appliquer sur la classe politique qui est la source de cette dissidence populaire.