Avec l'action de Sana Tamzini au centre d'Art vivant et celle de Dellel Tengour au sein du Laboratoire artistique de la révolution, la scène contemporaine a trouvé deux égéries et des projets fédérateurs. Gros plan sur une culture en mouvement Tout de suite après la révolution politique de 2011, la scène picturale tunisienne s'est lancée dans trois directions différentes. Ainsi, passé le moment romantique pendant lequel, peintres, taggeurs et artistes de toutes disciplines ont créé leurs allégories de la révolution, la nouvelle scène picturale vivait les secousses de diverses manières. Les observateurs ont ainsi noté que beaucoup d'artistes se sont investis dans une nouvelle structuration du champ public dans lequel se développe l'art tunisien. De nouvelles associations ont vu le jour, des fédérations se sont créées et de nouveaux acteurs institutionnels se sont établis sur la place publique. Cette première direction prise après la révolution a consisté surtout en l'essor d'une nouvelle donne au niveau des activistes du monde de l'art. Ceux qui étaient en retrait ont occupé les premières loges et ceux qui géraient les affaires artistiques au ministère de la Culture ont cédé leurs fauteuils. La seconde direction prise après la révolution a pris la forme d'une effervescence au niveau de la création de galeries, collectifs et cercles divers. Les artistes avaient le vent en poupe et investissaient tous les terrains, les photographes s'imposaient comme des acteurs de la révolution et le street art allait à la conquête de ses lettres de noblesse, les caricaturistes et dessinateurs de presse sortaient de leur silence après avoir ébranlé la censure, l'action painting s'affichait sur les murs de toutes les villes y compris sur l'emblématique place de la Kasbah... En un mot, les artistes tunisiens affirmaient leur présence, gagnaient en visibilité et s'émancipaient des lourdeurs d'une époque désormais révolue. Il est en effet vrai que la vie des arts était restée figée, anesthésiée dans une vulgate qui avait vu le jour dans les années 60-70. Avec d'une part l'Ecole de Tunis et d'autre part ses dissidents et quelques francs tireurs, le monde des arts obéissait à une bipolarisation aride. De fait, tous étaient en quête d'un marché de l'art et rares étaient celles et ceux qui se souciaient véritablement d'un changement de paradigme artistique ou de l'essor de nouvelles écoles ou sensibilités. Dans cette optique, la notion de génération avait pris le pas sur celle d'école artistique ou de mouvance intellectuelle. Embourbés dans une situation statique, tous tentaient de tirer leur épingle du jeu à titre individuel, sans qu'il n'y ait ces cohérences de groupes qui avaient caractérisé les contestataires de l'ordre artistique établi, du temps d'Irtissem, Ettaswir ou Chiyem. Ultime paradoxe, les contestataires iconoclastes d'hier étaient eux-mêmes devenus les Héraults de la nomenklatura immuable et toute puissante. Même morts, les apparatchiks d'hier continuaient à mener le jeu... Trois directions post-révolutionnaires C'est dans ce contexte qu'est née la troisième mouvance post-révolutionnaire dans le domaine des arts. Sans manifeste ni synthèse clairement proclamée, une convergence voyait le jour entre deux pôles qui traditionnellement s'excluaient. D'autre part, les jeunes universitaires avaient enfin droit à la parole et bousculaient leur propre nomenklatura pour la naissance d'une nouvelle critique dont le critère serait l'oeuvre et non les connivences. Enfin, plusieurs galeries d'art ont poussé dans cette direction et ouvert leurs espaces aux expressions les plus iconoclastes. Les actrices de cette troisième mouvance sont pour l'essentiel Sana Tamzini et Dallel Tengour. Nommée pour une certaine période à la tête du Centre d'Art vivant, la première a multiplié les initiatives et ouvert un boulevard aux artistes alternatifs au sein même de l'institution. La seconde a participé avec plusieurs collègues à la mise en place et l'animation du Laboratoire artistique de la révolution, qui comme le Centre d'Art vivant, sera la couveuse, l'incubateur d'une nouvelle génération qui va aller en s'affirmant et surtout d'un nouveau projet. Tamzini et Tengour ont ainsi posé les conditions morales de la naissance d'un socle, celui de l'art contemporain tunisien, celui d'expressions artistiques bel et bien dans l'époque, ses remous, ses rêves et ses contradictions. Ce n'est pas un hasard si, pendant la période post-révolutionnaire, ces deux espaces ont réuni une véritable pépinière d'artistes, tout en créant les conditions d'un débat d'idées malheureusement en suspens depuis que Tamzini a été écartée de la direction du centre d'Art vivant par la Troika. Quant à Tengour et ses collègues, les événements d'El Abdellia, du film Persépolis et surtout le meurtre de Chokri Belaid les ont menés à s'investir dans un champ plus strictement militant dans le feu des mobilisations contre le terrorisme. Deux événements fondateurs Hasard du calendrier, cette troisième mouvance post-révolutionnaire se distingue ces derniers jours à travers deux événements. D'une part, l'exposition "Fil d'actualités" au palais Kheireddine et d'autre part, l'exposition "Traversées" de Dellel Tengour. Commissaire de l'exposition "Fil d'actualités", Sana Tamzini a réuni les oeuvres de Noutayel Belkadhi, Houda Ghorbal, Mouna Jemal, Sonia Kallel et Wadi Mhiri. Cinq artistes contemporains dont les oeuvres sont autant engagées que pleinement contemporaines. Sur les thèmes de la mémoire, des traces et des liens perdus, ces artistes évoluent entre attraction et répulsion, entre sens et contresens. D'essence post-moderne, cette exposition qui vient tout juste de s'achever résonne comme un véritable manifeste de l'art contemporain en Tunisie. Pour sa part, Dellel Tengour qui a choisi Bchira Art Center pour son exposition va dans le même sens en prônant une démarche à la fois barthienne et situationniste dans son travail. Oeuvres en mouvement, installations, mises en abyme posent les travaux de Tengour comme des questions à l'acte créatif, comme une démarche qui abolit l'oeuvre au sens classique du terme pour instaurer un flux d'images et de questions sous-jacentes. Dommage que la critique universitaire reste muette en ce qui concerne la scène contemporaine tout en s'installant dans le sempiternel éloge des puissants. Dommage car certains universitaires, toujours prompts à relativiser voire mettre en doute les approches de la critique journalistique, sont devenus des experts dans l'occultation et le déni de reconnaissance, à moins que ce ne soit tout simplement une courte vue doublée de l'incapacité à produire un texte critique sur l'oeuvre et non son contexte. Dommage car nous sommes passés à côté de plusieurs événements fondateurs à cause du silence de cette critique qui prétend tout régenter mais ne fait pas l'essentiel. Heureusement, le public pourra juger sur pièces car si l'exposition "Fil d'actualités a été "décrochée", celle de Tengour ne fait que commencer. En attendant, beaucoup de nouveau est en train de jaillir de la scène artistique alternative, avec de belles promesses pour l'avenir.