Pourquoi salir l'honneur et confisquer la dignité d'un homme dont l'unique tort est d'être le père d'un assassin. La photo, hideuse et cruelle, dont les médias et réseaux sociaux ont fait le buzz, montrant le père de Kamel Ghadhgadhi, solitaire et abattu, entouré de chaises vides, en quête de condoléances et de sentiments inhumains, est terrible à voir, et encore plus odieux à partager. Il quémande le réconfort, on lui crache dessus. Que son fils fût terroriste n'en change rien à la donne. Il mérite qu'on respecte son deuil et qu'on comprenne sa douleur. Quelles qu'en soient les causes et les circonstances, la perte d'un enfant est un naufrage, un abîme, un destin noir. La mort l'a séparé de son fils, la vie ne peut le séparer de son humanité. Comment ose-t-on lui en vouloir d'être affligé, d'avoir le chagrin plein les yeux ? Est-ce par vengeance ? Auquel cas on se trompe d'adversaire, de combat et de cible. Est-ce par mépris ? Est-ce par indifférence ? Dans tous les cas de figure, le père n'assume aucune responsabilité, sauf de devoir enterrer son enfant, et à ce titre, aucun n'a la latitude de lui confisquer son droit de pleurer cette disparition et de le jeter en pâture aux prédateurs de tous bords et de le vouer à la vindicte populaire et, encore moins, au lynchage médiatique. Il n'y a de pire déshonneur que d'exhiber la détresse humaine pour des raisons bassement mercantiles. Dénuder les malheureux, les agresser, les exposer dans leur déchirant tourment n'est que le signe d'une misère morale et d'un esprit tordu sans pudeur ni décence. D'aucuns pourraient estimer que le fait d'épingler l'auteur d'un tel sordide forfait serait de nature à conférer à l'image incriminée un supplément de notoriété et de publicité. Peut-être ! Mais se taire ou passer sous silence l'abject est autrement plus grave. Il s'agit là de critiquer le tort et non d'en faire une tête d'affiche. Nombreux tunisiens ont été choqués par la photo de sinistre mémoire et de morbide signification, exprimant leur écœurement et, dans la foulée, leur sympathie au père en question, que les aléas de la vie ont mis dans une posture implacable à laquelle il n'est redevable ou comptable de rien. Punir le père pour les crimes de son fils, c'est pousser l'amalgame et cultiver la confusion jusqu'à la nausée. Kamel Ghadhgadhi a mérité son sort, son père non, malheureusement ! Sur un autre plan, quel est le sentiment de ce malheureux père quand il entend le Ministre de l'Intérieur, fier et volubile, affirmer que le cadavre de son fils est offert comme un cadeau. Voilà un discours tribal, immoral, revanchard et distillant la haine. L'esprit de vengeance n'a rien à voir avec le sens de la justice, il est trop ténébreux pour pouvoir sublimer le droit et faire éclater la fulgurance de la vérité. La loi de Talion est à contre-pied de l'idée républicaine. Un cadeau empoisonné peut-être ! Le moment est-il propice de parler d'étrennes dont la souffle morbide n'a d'égal que le relent féodal. Le corps inerte et troué de Kamel Ghadhgadhi serait, pour les barons de la sécurité nationale, la cerise sur le gâteau, certainement dans un banquet funèbre. En tout cas, les tiroirs du Ministère de l'Intérieur sont infestés de cadavre pour en sortir un en guise de présent. Le père de Kamel Ghadhgadhi a droit au respect et même à la compassion. Quel qu'en soit le contexte, la tournure et le motif, le moment est trop douloureux. La mort d'un enfant est le pire drame pour les parents. Terroriste ou pas, il n'en reste pas moins leur enfant. Pour le père de Kamel Ghadhgadhi, le cadavre de son fils n'est aucunement un cadeau, pour qui que ce soit, encore moins pour ce parent éploré. A ses yeux, encore rougis de larmes, il ne s'agit que de la dépouille mortelle de son défunt fils, mort certainement de sa propre faute, qu'il entend récupérer, laver, l'envelopper dans un linceul, prier sur lui puis enfin honorer par l'enterrement, selon les préceptes de l'Islam, comme le commande le saint Coran. Dans la foulée, ne serait-il pas atrocement tragique pour ce pauvre père d'entendre bruire sur les réseaux sociaux des vociférations appelant toute administration municipale à fermer ses cimetières à l'inhumation, à la mise à terre de son fils. Le projecteur est braqué ici sur le père, sur sa peine, sur son ultime vœu de pouvoir enfouir son fils dans sa dernière demeure. Après tout, l'Etat l'a bien châtié, Dieu en fera ce qu'il voudra. Une pensée charitable à l'égard de ce père doublement accablé, et par extension de toute la famille, en particulier la mère, ne tue personne, bien au contraire, elle donne un sens à l'ordre humain et une autre idée de la mort.