Léthargie, absence de stratégie, attentisme, tout converge vers une catastrophe majeure, non seulement sanitaire, mais aussi sociale et politique. Les trois pouvoirs semblent dépassés, sans aucune ligne directrice et une quasi-incompréhension de la situation, tétanisés par un enjeu qui dépasse leurs capacités. Les premiers pas de la gestion de la pandémie ont été catastrophiques. Nous étions au front, il était de notre devoir de nous taire et de ne pas disperser les efforts. Aujourd'hui le pays se trouve dans une situation bien plus compliquée que ne l'avaient prédit les gouvernements Chahed et Fakhfakh. Le problème n'est plus uniquement un problème de santé publique ou de crise sanitaire majeure, il est devenu un problème de sécurité multiforme du pays. Celui d'abord de définir une marche à suivre autre que celle consistant à laisser se propager passivement une pandémie en escomptant son extinction prochaine. Celui d'imposer la discipline fut-ce par la force de la loi et la coercition. Celui de la définition d'une stratégie de sécurité économique qui a fait défaut afin de sauver le peu qui reste. A l'examen des faits, une crise bien plus dangereuse. La cohorte des chiffres de l'économie, ceux de la santé, comme ceux de la conjoncture sociale, donnés tour à tour par l'INS, par la BCT et ceux qui remontent péniblement des profondeurs du pays donnent le tournis, sinon plus. Ceux qui concernent la pandémie en cours sont tout autant inquiétants, selon les propres dires des chargés de la gestion de la pandémie.
Nous sommes bel et bien dans la dernière station avant une crise majeure, si rien n'est fait dans l'immédiat. L'objectif n'est pas de s'ériger en donneur de leçon, mais la responsabilité du scientifique, de celui qui a les risques majeurs et la sécurité, comme objet de recherche depuis plus de vingt ans, c'est de se poser en agent d'alerte, au risque d'agacer et de gêner certains. L'heure est particulièrement critique pour le pays. A moins d'un sursaut du sommet de l'Etat, le plus rapidement possible, nous pouvons redouter des moments très difficiles.
Dans les semaines et les mois qui viennent, nous pourrions vivre la conjonction de trois crises et de trois risques dont les indicateurs sont particulièrement inquiétants : la pandémie, l'économie chancelante, la perte capacitaire de l'Etat à agir. A cela on pourrait ajouter les indicateurs de la sécurité au quotidien ainsi que ceux de la situation géopolitique autour du pays qui achève le peu d'optimisme qu'on pourrait complaisamment et poliment afficher pour ne pas présenter la scène à sa juste couleur.
Le tableau que nous vivons aujourd'hui a été largement dépeint dès mars avril 2020, pourtant il ne semblait pas effrayer les gouvernants du pays, comptables et responsables in solidum de la catastrophe actuelle. Un état de léthargie semble s'être emparé de la classe dirigeante. Personne n'a plus les clés pour une vraie gestion de crise. Les chiffres s'affolent et l'idée d'un croisement et d'une conjonction possible entre crise sanitaire, peurs multiples et faillite économique semble de plus en plus évidente y compris chez les adeptes du miracle de la dernière seconde.
Trop vite, en dépit du bon sens, certains ont claironné, de façon totalement irresponsable, une éphémère victoire sur une pandémie inédite de dimension globale. C'est dire la légèreté avec laquelle on traite les affaires de l'Etat, celles du pays. Une nonchalance devant les fléaux, qu'il s'agisse du terrorisme ou qu'il s'agisse de la santé. C'est dans ce moment et au pied du mur pandémique que nous avons eu conscience, nous autres gens du peuple, que notre « classe dirigeante » est tout simplement incompétente.
Le règne de la parole et de la déclamation semble tenir lieu de gestion institutionnelle des crises et des risques. Les tonitruantes déclarations devraient être opposées à leurs auteurs à l'aune de ce que nous voyons et anticipons de la situation à venir.
Une classe dirigeante absente, un Etat évanescent, une indiscipline collective.
En cette année critique et hors norme dans l'histoire de l'humanité depuis au moins un siècle, la classe politique s'est offert le luxe d'une crise politique, un changement de gouvernement et une démobilisation totale du pays au moment où il devait faire face à une crise majeure. L'histoire sera greffière de cet épisode. Nous l'avons dit sur les colonnes d'un autre journal tunisien, la Covid-19 a mis à nu nos faiblesses et notre affaiblissement. La phase actuelle a souligné en rouge et en gras l'absence totale d'une stratégie face aux crises majeures, elle montre une fois de plus l'impact dévastateur du système politique issu des évènements de 2011 qui a détruit l'Etat. Un retard a été pris, mais il reste quelques minces possibilités pour réimposer un état d'alerte sanitaire et économique d'exception.
Dans cette crise, les citoyens ont été aussi irresponsables que la classe politique elle-même. Nous payons aussi au prix fort l'évaporation complète de tout esprit civique et de toute discipline des populations. La société dans son ensemble semble avoir entériné la faiblesse endémique et finale de l'Etat, l'ineffectivité des normes sociales et des règles de droit.
Depuis dix ans, la capacité de l'Etat et des institutions à imposer le respect de la loi s'est affaiblie, dans certains cas elle a tout simplement disparu. Englouti dans l'hubris, dans les jeux parallèles et épuisé par des manœuvres d'appareils loin des préoccupations d'un peuple laissé en déshérence, l'Etat s'est évaporé. La crise Covid-19 le montre jour après jour. Personne de ceux qui dirigent ne semble prêter attention à cette situation.
Dans cette crise, le seul mérite revient à une partie des cadres du secteur de la santé qui ont pu agir sans rien, sans matériels, sans budgets, au péril de leurs vies et celles de leurs familles. Ils ont essayé d'agir dans le cadre d'un secteur déjà en situation catastrophique bien avant la crise Covid-19. La santé des populations n'étant plus la priorité depuis dix ans. Il suffit de comparer les budgets des différents ministères pour s'en convaincre.
L'annonce irresponsable d'une pseudo-victoire sur une pandémie mondiale.
Nous avons frisé le ridicule lorsqu'une camarilla s'est parée d'un titre militaire de pacotille et a annoncé avec une déclaration de victoire digne de César, la fin de la pandémie en Tunisie, quand une simple lecture d'un article de référence publié par l'université de Harvard montrait la survenue possible d'un pic vers la fin du mois d'août en Tunisie. Certains ont ajouté le péché d'orgueil à l'imprévoyance. L'histoire en sera greffière, là encore.
Nous sommes dans les dix derniers jours de septembre, chacun pourra apprécier l'empressement des « généraux » autoproclamés à déclarer la fin d'un épisode qui n'avait pas commencé encore. Les spécialistes des risques majeurs que nous sommes, avions tiré la sonnette d'alarme. Nous pensions qu'en raison du style de vie et de la culture du pays, compte tenu de l'absence de tout respect des règlements les plus élémentaires, que bien avant l'automne, le pays pouvait connaître un retournement de situation. Un raisonnement aussi élémentaire semble avoir échappé aux hautes autorités de l'Etat et aux « généraux » trop vite pressés de s'épingler des galons.
Cet avertissement fut vain. L'hystérie estivale de la classe politique, empêtrée dans ses petites querelles catégorielles, témoin et actrice du bras de fer entre Bardo et Carthage, a fait passer les intérêts fondamentaux, la santé des citoyens au second plan. L'automne ramène la pandémie comme un boomerang et nous pousse à interroger les gouvernants : qu'avez-vous fait de la santé et de la vie des gens ? Tous, sans exception.
Imprévoyance et absence de stratégie. Une errance de dix ans.
Il y a quelques années, l'ITES nous livrait une de ses prospectives dont il a le secret, celle d'un « Etat tunisien fort », « résilient » dans une Tunisie laboratoire démocratique pour le reste du monde. A aucun moment, malgré l'expérience de 2010, celle d'une soudaine et rapide décomposition d'un régime politique qui s'est évaporé en quelques heures, les rédacteurs n'ont trouvé bon d'évoquer ne serait-ce qu'à titre d'hypothèse extrême, la possibilité de se confronter à un évènement extérieur, fulgurant, qui ne serait pas de type politique, mais qui aurait des conséquences sociales et politiques, en capacité de remettre en question la fameuse résilience de l'Etat. Il nous est inutile de dire que cette hypothèse constitue la première étape dans nos enseignements des politiques du risque dans les écoles sécuritaires et militaires. A vrai dire, le B-A-BA. Or, faire prospective c'est envisager le plus improbable et ne pas s'arrêter sur les hypothèses qui vont dans le sens positif de l'histoire. C'est ainsi que se construisent les stratégies. Dans cette crise, dans le lent affaissement de l'Etat, la dégradation de la situation économique du pays, la désindustrialisation, l'insécurité au quotidien, le terrorisme, il a manqué au pays une vraie autorité en capacité de sauver ce qui peut l'être. Personne ne semble être en capacité d'arrêter un processus qui s'emballe jour après jour pendant que l'assemblée, son chef et les autres se disputent le peu qui reste et qui menace de s'évaporer définitivement.
Là aussi on est en droit de poser une question : « Mesdames est Messieurs de cette caste politique, vous êtes comptables de la situation, qu'avez-vous prévu de faire dans un immédiat proche, non pas demain, mais à l'instant où nous sommes ? »
La méthode, comme les hommes sont d'un autre temps.
De s'être livrée à un jeu dangereux au mépris des avertissements, en s'étripant pour les miettes de pouvoir, et les lambeaux de biens, la classe politique n'a pas vu venir l'addition des trois crises simultanées. Ce n'est pas faute de disposer d'outils, encore moins de prévisions. Certes la Covid-19 était imprévisible, ses impacts aussi, mais lorsque ce type d'évènements survient dans un pays aux capacités anémiées, qui a sacrifié l'avenir pour l'immédiat, la dépense des maigres ressources pour entretenir une caste politique stérile, il ne faut pas s'étonner alors de l'état de délabrement de la santé, de l'absence de fonds d'urgence, de l'absence même de l'esprit d'une sécurité globale, certes proclamée comme un slogan depuis dix ans sans qu'elle n'ait pu recevoir le moindre fond.
Cet état de choses ne concerne pas que la santé. Chaque calamité révèle les fractures et les fissures et nous pousse vers un collapsus plus dévastateur que celui que nous connaissons depuis 2010. Chaque « ghasselt ennoueder » voit son lot de destructions, de victimes et d'inondations urbaines. Nous nous souvenons des dramatiques épisodes de ce type, depuis notre enfance à aujourd'hui. Pourtant le pays continue à les subir avec une dramatique régularité. Nous sommes dans l'imprévoyance érigée en art de gouvernement. On semble découvrir l'état de délabrement des écoles primaires comme à chaque rentrée, celui des routes à chaque inondation, celui des hôpitaux à chaque drame, celui des infrastructures à tout instant. Déjà sous-dimensionnées, mal construites, elles ont subi le choc des négligences et de la mentalité de « Rizk el Beylick ».
Or, en dix ans le pays s'est transformé, sa démographie a évolué dangereusement, la morbidité générale de la population s'est dégradée elle aussi, l'urbanisme s'est désorganisé, l'encadrement des populations s'est affaibli. En situation de crise majeure, ces évolutions prennent soudain l'allure d'aléas accélérateurs de la vulnérabilité générale.
Si le transport a été le principal vecteur des contaminations partout dans le monde, il le sera de même en Tunisie, si la cohabitation générationnelle et l'urbanisme anarchique en furent les moyens de diffusion comme semble le souligner toutes les études mondiales, alors il suffit de songer à nos infrastructures, notre urbanisme, nos transports, nos écoles et nos universités pour imaginer l'ampleur de la phase suivante.
Les semaines qui restent de cet été seront les dernières stations avant des temps durs, pour ne pas dire catastrophiques, qui pourraient ouvrir sur les pires aventures. Sans mettre à l'index, on dira que le pays est en train de retenir son souffle car il sait qu'en la matière l'impréparation est totale et l'imprévoyance est à son comble.
Pire encore, en toute responsabilité, nous disons au risque de déplaire, le système politique actuel, les modes de gouvernance, l'alourdissement d'une « administration d'exécutants » sans réelle culture de gouvernance sont comptables du drame qui se joue devant nos yeux.
Dans la gouvernance de crise, deux échelons majeurs font défaut à la Tunisie, ou du moins ne sont pas « formatés » pour le XXIe siècle et pour les conjonctures critiques.
Le sommet de l'Etat fragmenté avec des acteurs en concurrence. Il pâtit de l'absence d'une unité décisionnelle et surtout de l'absence d'une vraie personnalité capable du courage décisionnel en situation d'urgence.
En second lieu, le pays paye l'absence d'un échelon intermédiaire ou d'interface. Celui de la très haute fonction publique de mission, qui n'existe pas au sein de l'administration tunisienne ou qui n'a pas été formée pour des missions transversales et des décisions en situation d'urgence. Une vraie formation de gouverneurs rompus aux dossiers transversaux et aux situations d'urgence. Durant dix ans, la fonction de gouverneur a été rajoutée à la prébende partisane (al mouhassassa al hizbya), une sorte de récompense de second ordre en attendant mieux. Dévalorisée, mal formée et surtout inadaptée, elle manquera inévitablement à un Etat en processus d'affaiblissement.
La mauvaise voie et la fausse méthode.
La stratégie de lutte contre la Covid-19 décidée en février et mars 2020 a été en avance de cycle, elle était mimétique, un copié-collé de ce que certains pays avaient entrepris. Certes, il y avait les directives de l'OMS. Il y a d'ailleurs beaucoup à dire sur le rôle éminemment critiquable de l'organisation internationale. Mais ces directives laissaient une marge d'appréciation aux autorités locales. Certaines mesures auraient gagné à être accentuées, notamment en ce qui concerne le maintien de la fermeture des frontières. Un temps précieux a été perdu pour le pays, pour la santé des citoyens, pour leur bien-être et pour l'économie du pays.
Dès février 2020 il aurait été judicieux, voire impératif d'organiser le pays dans le cadre d'une triple urgence.
Une urgence sanitaire avec le maintien d'une fermeture des frontières, une urgence économique et la mise en place d'un cadre de gestion d'un pays en situation de danger imminent. C'étaient les gestes nécessaires. Mais des gestes qui ne viendront pas car les pouvoirs publics, le sommet de l'Etat, ne sont ni organisés, ni formatés et encore moins formés intellectuellement pour juguler ce type de situations qui seront, on peut le craindre le quotidien des générations futures. La réouverture des frontières, mal calibrée, certainement sans moyens a réveillé les contaminations. Une réouverture qui paradoxalement n'a eu aucun effet économique bénéfique. La crise de la Covid-19 a rendu caduque et obsolète le tourisme de masse. Personne ne peut parier sur son retour dans les cinq voire les dix prochaines années. La prévision dans ce domaine spécifiquement a été approximative. Or, il suffisait de lire ce qui s'écrivait en Europe et dans les pays limitrophes pour comprendre que partout l'industrie du tourisme était dans un coma artificiel au moins pour l'été 2020. Quant au retour des Tunisiens vivant à l'étranger, il n'a été ni massif ni bénéfique. N'aurait-il pas mieux valu l'assortir des meilleures garanties sanitaires ? La Tunisie découvre soudain, les cas asymptomatiques, alors que la littérature médicale et la presse avaient documenté ce type de cas dès le départ de la pandémie, que les acteurs de l'urgence sanitaire en Europe l'avait abondamment évoqué. Autrement dit, parmi nos concitoyens, parmi les contaminés locaux, il devait y avoir des cas asymptomatiques comme parmi ceux qui se sont déplacés depuis l'étranger. Avons-nous eu suffisamment de garanties quant à l'étanchéité de la frontière avec la Libye ? Avons-nous réellement un strict contrôle de notre territoire ? Il appartiendra à chacun de répondre à l'aune de sa lecture de la courbe des contaminations.
Dans un pays qui n'a pas les moyens de tester massivement, la fermeture intelligente des frontières restait et reste encore, la seule et unique solution efficace. Il est temps de l'envisager à nouveau dans le cadre de nouveaux protocoles, car la crise sanitaire menace de durer très longtemps. Nombre de pays européens, songent à une limitation des déplacements à l'horizon de l'automne 2020. Les alertes que nous glanons ici et là, en raison de notre spécialité de recherche, nous indiquent que les deux dernières semaines du mois d'août ont servi de moment d'observation et de préparation des choix finaux quant à la stratégie à prendre. La Tunisie se doit de suivre en permanence les signaux qui remontent des pays d'Europe, ceux limitrophes. En mars, le décalage de timing des vagues de contaminations avec l'Europe avait permis une meilleure anticipation, il ne fallait pas dilapider cette avance comme semblent le montrer les derniers chiffres.
L'étalement de la rentrée scolaire aurait dû être envisagé très en amont. Il en est de même de l'étalement des années scolaires et universitaires futures. L'empressement en la matière nous interroge profondément, surtout quand on songe à la cohabitation générationnelle que nous connaissons dans notre pays, quand on songe à l'état des transports en commun et à la promiscuité dans les établissements scolaires et universitaires, qui sont d'un autre âge.
Reste cependant le laxisme, pour ne pas dire l'inconscience des personnes devant le danger que représente le virus. Ce n'est en rien la faute des autorités sanitaires, il s'agit d'une erreur politique que de n'avoir pas persévéré dans l'imposition des règles sanitaires fut-ce par la coercition et par la force de la loi.
A la loi d'urgence sanitaire, il fallait ajouter un cadre d'urgence sécuritaire élevant la question de la pandémie au rang de danger éminent pour la Nation. Cette double urgence aurait permis un contrôle plus important des flux, une meilleure fermeture des frontières et un meilleur contrôle du territoire. La sécurité ce sont des moyens, des textes mais aussi et surtout une pédagogie que tout un chacun se doit de comprendre afin de respecter les règles du vivre ensemble.
Les jours qui nous restent du mois de septembre, les deux premières semaines d'octobre seront déterminants en cas de résurgence mondiale du virus. Si celle-ci devait survenir, elle serait éminemment dangereuse pour le pays. La vague de mars 2020 a eu lieu en phase de baisse des grippes saisonnières et des maladies respiratoires. La vague actuelle si elle devait s'étaler, pourrait coïncider avec les maladies respiratoires automnales et hivernales. Celles-ci sont généralement très éprouvantes pour les personnes fragiles et pour les systèmes de santé. Se mettre dans la posture d'une éminente catastrophe sanitaire, être dans la revue des procédures et des moyens, permettrait d'économiser des vies et des moyens. Cela permettrait de mobiliser, de sécuriser et d'imposer dès à présent les seuls gestes face à la pandémie, pour laquelle rappelons-le, il n'y aura ni vaccin, ni remède avant longtemps.
Une alerte économique.
La Covid-19 a infligé à la Tunisie une double peine en plus du poids sanitaire. La pandémie a accentué les problèmes économiques et sociaux du pays, produit d'un amateurisme et d'un laxisme de dix ans. Se contenter d'une simple loi d'urgence face à un danger imminent ne suffirait pas. Il faudrait oser ce qu'aucun gouvernement n'a entrepris jusqu'alors : un ensemble de lois d'habilitation déclarant l'urgence économique et plaçant les activités stratégiques, les produits et le patrimoine économiques nécessaires à la continuité de l'économie et de la vie sociale et sanitaire du pays sous la direction d'un Commissariat aux Situations d'Urgence et des Catastrophes. Ce dont nous ne disposons pas hélas. La crise sanitaire coïncide avec un affaissement économique qui lui préexistait.
Afin de sortir le pays de l'ornière et de tout danger sécuritaire, il faut envisager ce moment comme « une économie de guerre ». Cela peut signifier des limitations de certaines activités : importations de produits non nécessaires, suspension de certains accords de libre-échange avec des pays qui inondent le marché national de produits concurrençant la production nationale, criminalisation de la contrebande avec un placement de l'ensemble du territoire, ou au moins les points de passage sous le contrôle des forces armées comme en temps de guerre.
Sans attendre le secours des autres, se défendre d'abord.
Les pays qui ont jusqu'alors aidé la Tunisie, se trouvent dans des situations économiques et sociales catastrophiques. L'Union Européenne, les Etats-Unis, même les pays prospères du Golfe sont eux aussi dans de grandes difficultés. La contraction de l'économie mondiale dont on verra les effets dans les semaines qui viennent sera d'une rare violence. Elle sera durable et profonde. On ne peut raisonnablement compter que sur ses propres moyens. Sauvegarder les emplois, maintenir un niveau minimum de consommation, sanctuariser les secteurs stratégiques, ceux qui exportent encore. Réorganiser les circuits de distribution pour donner une bouffée d'air à l'agriculture et à l'agro-alimentaire, combatte la contrebande et la spéculation, autrement dit les fléaux (classiques) des économies de guerre constituera l'épine dorsale d'un gouvernement qui gère une économie de guerre.
Ce moment doit être investi aussi pour réfléchir à demain. L'obsolescence n'a pas frappé que l'économie. La Tunisie a connu en dix ans le pire choc d'obsolescence de son histoire, depuis 1857. Le discours politique, la classe politique, la vie politique, les institutions sont obsolètes et dépassés. Rien ne sert de regarder en arrière, de se projeter dans les figures historiques de quatorze siècles pour espérer gouverner au XXIe siècle. La pandémie que nous vivons, comme les changements climatiques qui s'annoncent, comme bien sur, la nouvelle économie post-Covid-19 qui s'annonce, nécessitent une autre forme de gouvernement, d'autres références, d'autres résiliences et un vrai plan d'adaptation du pays, dans l'urgence absolue.
Des questions qui dérangent et un constat lapidaire, sans appel.
Dans cette crise majeure, le peuple a pu voir l'état de délabrement, pour ne pas dire plus, de la santé, de l'économie, des infrastructures. Les citoyens ont compris soudain que le pays n'a pas été préparé qu'il est même en déshérence. Cette crise, comme le processus de délabrement qui désormais semble atteindre l'Etat plus que les infrastructures, nous amènent à poser de lancinantes questions et à poser un constat.
Quant aux questions à l'aune de la crise actuelle :
- Comment et à quoi formons-nous nos fonctionnaires ? - La structure de l'administration n'est-elle pas dépassée et obsolète ? - Le style et la méthode de gouvernement ne sont ils pas eux aussi dépassés ? - Sommes-nous suffisamment préparés pour d'autres secousses et d'autres crises qui ne manqueront pas de survenir dans le sillage de celle que nous vivons ?
Notre réponse à ces questions est bien sur négative. Chacun se fera une idée de l'urgence et de notre situation. Nous espérons bien sur que le pays dépassera cet épisode critique et que les réformes urgentes soient lancées. Mais nous nous permettons d'en douter car en effet, dans la période que nous vivons un vrai système de gouvernance nous a fait défaut
Quant au constat : A l'aune de l'année que nous venons de vivre quelle que soit l'issue de cette crise, la mandature actuelle, inaugurée il y a un an, parlementaire et présidentielle restera un des pires échecs politiques du pays depuis la seconde moitié du XIXe siècle.
[1] Politologue. Chercheur au CERDAP2 Sciences Po – Grenoble, spécialiste des risques majeurs. Publications Politiques du risque (2006) et Risques et guerres (à paraitre).