En seulement quelques semaines, le chef du gouvernement Hichem Mechichi a essuyé deux humiliations publiques de la part du président de la République. Va-t-il se comporter en énarque docile respectueux de la hiérarchie (alors que le président de la République n'est pas son supérieur) ou plutôt va-t-il se comporter en homme politique qui distribue les coups quand il en reçoit ? Le système politique tunisien a beaucoup de défauts parmi lesquels le dispatching des pouvoirs entre le président de la République et le chef du gouvernement. A la question de savoir qui est réellement et concrètement le chef de l'Etat, personne ne peut répondre. Le président de la République, a constitutionnellement, des pouvoirs limités et bien moindres que ceux du chef du gouvernement. Ce dernier, en dépit de tout ce que lui offre la deuxième section du chapitre IV de la Constitution, n'a pas de légitimité électorale. L'un et l'autre doivent composer, pourtant, mais comment ? Kaïs Saïed, responsable de la nomination de Hichem Mechichi, se conduit comme un supérieur hiérarchique face à son subordonné et dépasse, du coup, ses prérogatives limitées par la constitution. Avant même l'approbation officielle par le Parlement, Hichem Mechichi a subi (au moins) deux humiliations publiques. La première quand il a décidé de limoger son ministre de la Culture Walid Zidi. Ce dernier a été reçu le même jour par le président de la République qui lui a témoigné toute son estime et tous ses encouragements. Rétropédalage immédiat de Hichem Mechichi qui s'est rétracté dans sa décision préférant garder le ministre limogé plutôt que de commencer son mandat par un affrontement avec le président de la République.
Mercredi 23 septembre, la deuxième humiliation du palais est encore plus spectaculaire. Le président de la République reçoit le chef du gouvernement et lui fait des remontrances à propos de plusieurs de ses récentes décisions. C'était surréaliste, on dirait un professeur face à son étudiant ou (encore une fois) un chef face à son subordonné. Il s'agissait notamment de la question de l'augmentation des salaires des gouverneurs et de la nomination de deux figures de l'ancien régime à la présidence du gouvernement en qualité de conseillers. Ces décisions entrent pourtant dans les prérogatives du chef du gouvernement et ne regardent nullement la présidence de la République, de quelque manière que ce soit. Ingérence ? C'en est indéniablement une ! Mais il y a pire que les remontrances, car le président de la République a choisi de filmer l'entretien et de le diffuser publiquement. Pis encore, il a censuré toutes les réponses du chef du gouvernement. Cela a créé immédiatement une polémique dans l'opinion publique. Si les aficionados du président de la République, dont le comédien Lotfi Abdelli, ont applaudi des deux mains la colère de Kaïs Saïed et ses remontrances, pour dire « voilà un vrai chef », il n'en est pas de même pour l'essentiel de la classe politique. Beaucoup d'encre a coulé en moins de 48 heures au sujet du fond et de la forme de l'entretien et plusieurs hommes et femmes politiques ou des observateurs ont critiqué sévèrement l'abus du président.
Comment a réagi Mechichi ? Mollement. Dans un premier temps, il n'y a eu aucune réaction de la part de la Kasbah. Même pas une fuite des réponses données au président. Dans un deuxième temps et au vu de la polémique, Slim Tissaoui, conseiller auprès du chef du gouvernement, est sorti dans les médias pour dire, grosso modo, que son chef n'est pas offensé. « Sa réaction était ordinaire, a-t-il soutenu. Kaïs Saïed n'avait pas fait exprès de sermonner le chef du gouvernement, c'était simplement son style. Un style que le chef du gouvernement comprend ». Le même Tissaoui annonce dans sa déclaration donnée à Attessia que les nominations ne sont pas encore officielles. La Kasbah prépare-t-elle un autre rétropédalage et ce après avoir convenu, le plus officiellement du monde, des nominations avec les intéressés ? A entendre Tissaoui, ça en a tout l'air. C'est un peu comme si Hichem Mechichi acceptait un statut de subordonné alors que la constitution le met au moins à pied d'égalité avec le président de la République ! Vendredi matin, la polémique n'a pas cessé et c'est alors qu'une source à la Kasbah révèle à Business News que « dans un souci de préserver des relations de travail saines entre les institutions de l'Etat, et afin de répondre aux sollicitations du chef de l'Etat pour échanger sur les impératifs de la situation actuelle et les problématiques concernant le peuple tunisien, Hichem Mechichi refusera dorénavant que toute rencontre avec Kaïs Saïed soit filmée et manipulée de manière à porter atteinte à l'Etat et aux institutions du pouvoir ». Une réaction bien molle par rapport à l'affront. Il n'y a même pas eu de communiqué officiel pour dénoncer le comportement de Carthage !
De quoi a peur Hichem Mechichi ? Pourquoi ne « remplit-il pas bien son siège », comme on dit en Tunisie, pourquoi n'assoit-il pas son autorité, pourquoi n'arrête-t-il pas les ingérences du président de la République ? La constitution a délimité les espaces de chacun, chacun doit rester à sa place, Hichem Mechichi n'a pas à faire les rétropédalages les uns derrière les autres devant le président de la République, car ce dernier n'a pas le droit de s'immiscer dans ses décisions. Depuis la révolution, il y a des précédents de tentatives d'ingérence de Carthage dans le travail de la Kasbah. Sous Moncef Marzouki, il y avait un véritable bras de fer entre Hamadi Jebali et Moncef Marzouki. M. Jebali a envoyé totalement balader M. Marzouki. Le même Marzouki, quand il a dépassé ses prérogatives, a été superbement ignoré et pendant des mois, par Mehdi Jomâa. Ce dernier a même interdit à ses ministres d'aller voir le président sans son aval. M. Jomâa est allé jusqu'à accompagner à Carthage son ministre de Défense de l'époque Ghazi Jeribi signifiant bien au président que rien ne peut se faire sans lui dans le gouvernement et que c'est lui (Mehdi Jomâa) le vrai chef. Entre Béji Caïd Essebsi et Habib Essid, il y avait également un bras de fer. Feu Caïd Essebsi était fort et a tenté, à maintes reprises, d'imposer ses décisions à M. Essid. Ce dernier a résisté pendant un temps avant de jeter finalement l'éponge. Il y a eu ensuite Youssef Chahed et là, c'était le festival. Il y avait une véritable guerre entre Carthage et la Kasbah et celle-ci a fait le bonheur des salons et des médias avant que tout le monde ne s'aperçoive que ce sont les intérêts de l'Etat qui pâtissent d'une telle guerre à la tête du pouvoir exécutif.
Soucieux des intérêts de l'Etat, Hichem Mechichi ne semble pas chercher l'affrontement pour le moment. Cette « gentillesse » risque cependant d'être considérée comme une faiblesse et il faudra bien, tôt ou tard, que le président de la République respecte ses limites et fasse preuve du même respect que lui voue le chef du gouvernement. Il faudrait bien, d'une manière ou d'une autre, que Kaïs Saïed comprenne que Hichem Mechichi est LE chef du gouvernement et non SON Premier ministre.
Que devrait faire Mechichi face à ces abus présidentiels répétitifs ? La moindre des choses, et pour asseoir sa position en tant que « chef » : ne pas rétropédaler. Les nominations qu'il a décidées doivent être maintenues. Il devrait également interdire, d'une manière plus bruyante, la manipulation des vidéos des rencontres par le palais de Carthage. Il pourrait même ne plus répondre aux invitations d'entretien du président de la République et l'isoler ainsi à Carthage et dans ses prérogatives délimitées par la constitution. Kaïs Saïed ne peut en vouloir qu'à lui-même puisque c'est lui qui a manqué de respect au chef du gouvernement. En somme, Hichem Mechichi doit respecter la constitution et agir en tant que chef et non en tant que subordonné. C'est l'assemblée qui lui a donné ce pouvoir et personne d'autre.