En d'autres temps, en d'autres circonstances, la nouvelle aurait soulevé un tollé dans le pays et nous aurions vu fleurir des hashtags et assisté à des plateaux qui n'évoqueraient que cela. Le 1er juin 2021 le parquet militaire décide l'incarcération du blogueur Slim Jebali sur la base d'une accusation d'atteinte au chef suprême des armées. En fait, Slim Jebali est actuellement privé de sa liberté sur la base d'écrits publiés sur les réseaux sociaux. Imaginons une minute un Moncef Marzouki ou un Béji Caïd Essebsi procéder de la sorte et mettre un blogueur en prison. Imaginons l'indignation que cela pourrait susciter. Aujourd'hui, le président de la République agit dans le silence quasi-total de l'opinion publique tunisienne. Seuls Ennahdha et Qalb Tounes ont publié un communiqué sur le sujet, mais nous y reviendrons. Le crime d'atteinte au chef suprême des armées fait partie de ces appellations bateau dans lesquelles on pourrait classer aussi bien l'accusation la plus grave que la critique la plus futile. Tout dépend de la qualification choisie par le parquet et de la susceptibilité du président en place. Le champ d'application d'un tel chef d'accusation est infini malgré le fait que la constitution est censée protéger la liberté d'expression et les droits fondamentaux. Sur ce point, le chef de l'Etat semble avoir, encore, sa propre lecture. D'aucuns diront que l'affaire de Rached Khiari relève aussi de la liberté d'expression. C'est ce que soutiennent ses partisans et ses amis de la coalition Al Karama. Mais il existe une différence fondamentale : garantir la liberté d'expression n'équivaut pas à autoriser et légitimer n'importe quel discours. Rached Khiari a proféré des accusations extrêmement graves à l'encontre du président de la République en prétendant avoir des preuves et des documents pour démontrer ses dires. Ainsi, les chefs d'accusations retenus à son encontre par le parquet militaire relèvent de la haute trahison. Et puis, l'élu Rached Khiari a refusé de comparaitre devant la justice, il n'est pas encore question de condamnation ou d'incarcération, au moins au niveau juridique. D'autre part, il s'agit, encore une fois, d'un civil qui a comparu et qui a été mis en détention par un tribunal militaire. Il est temps, aussi, que cette supercherie cesse. Le fait que Slim Jebali soit mis en prison à cause de ses écrits ne dérange personne en réalité. Il est vrai que le niveau de ces écrits n'est pas très haut, c'est même généralement mauvais et antipathique outre le fait que l'on ne soit pas d'accord avec ce qu'il écrit. Toutefois, la constitution est censée s'appliquer à tout le monde. Il est tellement facile d'être démocrate avec ses amis et avec ceux qui pensent comme nous. La vraie difficulté est de ravaler sa colère ou son dégout et de croire sincèrement que chacun est libre de s'exprimer à sa guise. Par ailleurs, il existe une convergence d'intérêts extrêmement dangereuse : on pardonne tout et on soutient Kaïs Saïed parce qu'il est contre les islamistes. Les personnalités et les associations qui sont généralement en première ligne pour la défense de la liberté d'expression se trouvent être anti-islamistes également. Donc, il devient facile de faire l'impasse, de faire comme si l'on n'avait pas vu. De là, tout devient possible puisqu'on tolère que la constitution soit bafouée, tant que c'est dirigé contre les islamistes. Le président de la République se nourrit de cette fausse légitimité et l'on nourrit tous un monstre qui pourrait se retourner contre nous. Ce désespoir, cette douleur que l'on ressent tous quand on voit l'état de notre pays nous poussent à faire les mauvais choix sur la base de « l'ennemi de mon ennemi est mon ami ». Plusieurs d'entre nous se mettent à voir chez Kaïs Saïed des vertus qu'il n'a pas ou un génie politique dont il est dépourvu. Ils soutiennent Kaïs Saïed faute de mieux et voient en lui l'instrument qui permettra de punir les islamistes pour leur décennie de pouvoir, et pourquoi pas de les éliminer de la scène politique. Or, c'est le modèle sur lequel se sont créées les pires dictatures. En guise de rappel, Kaïs Saïed n'a, à aucun moment, exprimé un désaccord fondamental avec Ennahdha ou avec son idéologie. Le parti islamiste était tout à fait fréquentable quand il a participé et adoubé le gouvernement de Elyes Fakhfakh, par exemple. Les problèmes entre Ennahdha et le président de la République ont commencé avec Hichem Mechichi, c'est-à-dire il y a à peine neuf mois. Il ne s'agit nullement du combat épique d'un esprit libéré soutenu par des millions de personnes contre un parti rétrograde, loin de là. Jusqu'au retournement de Hichem Mechichi, Ennahdha était un partenaire tout à fait acceptable pour Kaïs Saïed, bien plus en tout cas que Qalb Tounes dont il ne voulait pas entendre parler. Tenter de faire aujourd'hui de Kaïs Saïed le champion de l'anti-islamisme est un peu fort de café. Le président de la République est contre l'égalité dans l'héritage entre hommes et femmes. Il est ouvertement favorable à l'application de la peine de mort. Il n'a pas hésité à faire étalage de sa piété à longueur d'albums photos sur la page officielle de la présidence de la République, seul canal de communication de cette institution. Kaïs Saïed n'est pas contre les islamistes, il est contre ceux qui entravent ses projets et sa manière de voir le pouvoir et la fonction. Il se trouve qu'aujourd'hui ce sont les islamistes, demain d'autres les remplaceront. Entre temps, il se nourrit d'un soutien populaire artificiel provenant surtout de la détestation des islamistes. Nous risquons de nous retrouver avec un monstre que rien ne pourra plus rassasier.