« Ce qu'il y a de plus scandaleux dans le scandale, c'est qu'on s'y habitue ». On peut en effet s'habituer à tout. Comme dans les pays en guerre où les habitants se prennent, tout sourire, en photo en train de prendre leur bain, au milieu des débris et ruines de ce qui autrefois était leur salle de bain. Comme si cette image, où on les voyait rire au monde, devait servir à rendre « habituel » leur calvaire. En réalité, il n'en est que plus poignant encore entourant leurs visages souriants. Encore plus percutant car l'instinct de survie reste plus fort que toutes les bombes qui ont mis en pièces leur chez eux.
Cette image, certes apocalyptique, n'est pas très éloignée de ce que nous vivons au quotidien. Non, je ne dramatise pas, au contraire, j'offre dans cette chronique un large sourire à une catastrophe de plus en plus inéluctable. Amis lecteurs, si vous n'avez pas encore bu votre café et que votre journée ne fait que commencer, ne lisez pas la suite. L'image qui vous sera humblement présentée pourrait bien contribuer à gâcher votre journée… Vous voilà prévenus…
Oui, car pendant que vous portez soigneusement votre masque que vous avez bien pris soin de laver au savon vert, fait tourner en machine à 60° et que vous avez nettoyé vos mains 365 fois au gel hydroalcoolique, le jour où vous l'oublierez, vous pourrez vous faire verbaliser dans la circulation par un policier qui, lui, ne porte pas de masque. Il n'en sera pas gêné le moins du monde et il vous fera remarquer, sans avoir besoin de le dire, que c'est lui qui fait la loi. Pareil pour le commerçant qui prendra soin d'accrocher sur sa devanture « interdit d'entrée sans masque » et qui, lui, vous servira avec son masque de trois jours bien baissé sur son menton pendant qu'il vous rend la monnaie et essuie sa sueur de la même main. Rageant ? Non, juste habituel. Inutile vous énerver, respirez un bon coup (sous votre masque). Sommes-nous un peuple d'inconscients et d'ignorants ? Sans aucun doute oui. Mais nos gouvernants – élus spécialement pour ce job – ont-ils réussi à nous donner un exemple à suivre ? A nous faire appliquer une loi qui existe déjà ? Ou, au moins par décence, - l'appliquer eux-mêmes ? Evidemment que non, car l'impunité est le slogan de ceux qui nous gouvernent. Ah, on ne vous l'avait pas dit plus tôt? Dommage pour vous...
Aussi, car pendant que vous apprenez dans les médias que le pays a enregistré en seulement 24 heures plus de 5000 cas de contamination au virus (sur une population de 11 millions), vous entendrez les klaxons du mariage de l'heureux couple du quartier, les youyous des voisins qui fêtent (comme il se doit) la réussite de leur fils au bac et les recommandations de votre collègue sur le meilleur endroit pour sortir l'été. Félicitations à eux ! Nous pourrons enfin mourir dans la joie et la célébration. Vous apprendrez par la même occasion que le gouvernement vient de décider – un an et demi après la pandémie - d'intensifier la sensibilisation et de faire appliquer les mesures de distanciation et de port du masque. 15.000 morts ? Et alors ? Ce qu'ils nous disent ? « Pensez à bien vous laver les mains et à porter votre masque en public et surtout, ne faites pas comme nous. Nous ne sommes pas un exemple à suivre. Oui, car même si nous faisons appel à votre sens de responsabilité et à votre conscience collective, nous pourrons tout de même autoriser les mariages, les soirées en boite et les manifestations politiques. Lavez-vous les mains afin de réduire les dégâts créés par notre incompétence et surtout soyez responsables ! »
Vous apprendrez aussi que le gouvernement a décidé d'ouvrir une enquête sur la manifestation massive qui a eu lieu en pleine urgence sanitaire pour en découvrir les responsables. Oui, car empêcher la réunion de plusieurs milliers de personnes dans la plus grande place de la ville de Sfax et en pleine catastrophe sanitaire n'était pas quelque chose que le gouvernement pouvait anticiper et empêcher. Mais rassurez-vous, cette enquête ne sera pas seule et triste. Elle aura, dans les tiroirs poussiéreux dans laquelle elle sera rangée, la joyeuse compagnie de l'enquête sur les vaccins parvenus (clandestinement) à la présidence de la République de la part des Emirats. Elle aura aussi pour charmante compagnie l'enquête sur la supposée tentative d'assassinat du chef de l'Etat ainsi que celles sur les décès, en détention, de jeunes dans des circonstances non élucidées, du jeune tabassé et humilié de Sidi Hassine, et d'autres encore… Une joyeuse compagnie...
Pendant qu'à cette heure-ci, vous sirotez votre café chaud et que vous trimez afin de payer le club d'été de vos enfants que vous ne pourrez garder pendant que vous travaillez, le respirateur de votre belle-mère atteinte du Covid et la vignette de votre voiture, un élu du peuple en fuite continuera à percevoir son salaire – payé par vos soins - pendant qu'il se repose à l'ombre, tranquillement là où il est. Même pas besoin de se cacher, personne n'est vraiment déterminé à aller le chercher… On refusera de confiner, de fermer et de vacciner plus vite alors que les médecins hurlent leur épuisement, que les patients sont ramenés sur des charrettes, que les cadavres s'entassent à ne plus savoir quoi en faire et que les citoyens meurent aux portes de l'hôpital...
Pendant que le pays bout et que les citoyens s'irritent et meurent à petit feu, la finesse politique est poussée à son paroxysme. On ose des entourloupes politiques à faire pâlir Schopenhauer. Chacun se dit victime d'un complot et chacun se prétend plus patriote que l'autre. Les pouvoirs portent plainte les uns contre les autres et peinent à se mettre d'accord sur l'urgence de la situation, chacun y voyant une issue à sa convenance et chacun ayant des « dossiers brûlants » incriminant l'autre… Prouesses politiques qui n'ont pour unique but que de cacher un échec retentissant et une incompétence assourdissante. Incapacité à endiguer la crise sociale autrement que par la violence, incapacité à honorer les engagements financiers d'un pays qui coule et incapacité à ramener des vaccins et à prévoir une crise sanitaire des plus meurtrières. Jamais un pouvoir n'aura autant failli.
« Ce qu'il y a de plus scandaleux dans le scandale, c'est qu'on s'y habitue », disait Simone de Beauvoir. Mais, même si l'on s'habitue à tout, on se rend bien compte de l'ampleur du désastre et on sent venir la chute et se fracasser avec, une fois arrivés au sol...