Retour de vacances après deux ans de travail 7/7 non-stop. Retour dans un pays où ses concitoyens ne respectent pas les piétons, les feux de signalisation, les distanciations et les masques imposés par la situation sanitaire, les files d'attente, les lois… Un pays où la notion de civisme tarde à entrer dans les mœurs. Retour dans un pays où, en un mot, on ne se respecte pas les uns les autres. Un pays où tout le monde critique tout le monde sans que personne ne se critique lui-même. Un pays où l'on demande à ses dirigeants d'être des Angela Merkel sans avoir 1% des qualités que pourrait avoir un Allemand. Bref. Trêve d'autoflagellation, on est ce que l'on est et on doit composer avec. La semaine a été riche en événements. Hier, quelque vingt mille personnes ont manifesté dans les rues pour soutenir le président Kaïs Saïed et lui manifester leur amour. Après plus de deux mois d'attente, on a enfin un chef du gouvernement et c'est une femme. Ce qui n'est pas pour nous déplaire. Du côté du revers de la médaille, la brigade criminelle a procédé hier à l'arrestation des deux islamistes radicaux, l'homme de médias Ameur Ayed, de la chaîne pirate Zitouna TV et le député d'Al Karama Abdellatif Aloui. On les accuse notamment de complot contre l'Etat à la suite de l'émission diffusée sur la chaîne islamiste vendredi dernier. Un autre revers de la médaille, l'arrestation des journalistes de l'émission "Les Quatre Vérités" de Hamza Belloumi. Alors qu'ils étaient en train de tourner un reportage sur le trafic de crânes dans les cimetières, les journalistes ont été arrêtés par la police et soumis à un interrogatoire de plusieurs heures. Autre fait d'actualité, qui est quasiment passé inaperçu, l'interrogatoire de Mehdi Ben Gharbia qui a duré plus de treize heures et mobilisé plusieurs dizaines d'agents.
Commençons par les bonnes choses. Le soutien porté hier au président par les vingt mille manifestants (chiffre qui nous a été donné par la police qui a compté les présents avec les drones) démontre que Kaïs Saïed surfe sur une vague positive et joue sur du velours pour mener à bien ses projets. Ce nombre est cohérent avec les chiffres livrés, cette semaine, par le sondage mensuel Emrhod/Business News/Attessia. Kaïs Saïed a une sorte de blanc-seing de la part d'un « peuple », qui demande aux critiques et aux opposants, de se taire pour le laisser travailler. Interdit de dire du mal du président, interdit de remettre en doute sa sincérité, interdit de remettre en question ses décisions, interdit de l'interroger et encore moins de le critiquer. Pourtant, force est de rappeler qu'il est de notre devoir, en tant que journal politique, de l'interroger, de le critiquer, de lui poser des questions qui fâchent, de remettre en question certaines de ses décisions et de lui refuser ce chèque en blanc donné par ses aficionados.
Le président a nommé une femme, cheffe du gouvernement. Une première dans le monde arabe qui mérite d'être applaudie. Mais après ? De quoi a-t-on besoin le plus ? D'une femme cheffe du gouvernement ou de quelqu'un (homme ou femme) de compétent capable de sortir le pays du marasme dans lequel il patauge ? C'est vrai que c'est la première fois qu'une femme occupe un poste si élevé, mais cela fait des décennies que la Tunisie nomme des femmes à de postes de hauts rangs. Des femmes ministres, on en voyait depuis l'ère de Bourguiba. Des femmes députées, il y en a toujours eu, jusqu'à la vice-présidence du parlement depuis l'ère Ben Ali. Des femmes cheffes d'entreprises, il y en a toujours eu, jusqu'à la tête de la centrale patronale, depuis l'ère de la troïka. Se réjouir de la nomination de Najla Bouden-Romdhane c'est bien quand on est féministe progressiste, dire que Najla Bouden est quelqu'un de compétent capable de sauver le pays, c'est mieux. Or, n'en déplaise aux fans de Kaïs Saïed, on ne peut pas encore dire que Mme Bouden-Romdhane est la personne qu'il faut à la place qu'il faut. On ne connait rien d'elle, on ne sait rien de son programme. Et, franchement, on doute fort qu'elle en ait un, car le décret 117 fait d'elle une exécutante et non une dirigeante. Nous sommes en droit d'exiger d'elle le programme qu'elle va exécuter, de nous dire dans quelle direction elle va, de nous dire comment elle va payer les salaires et les crédits.
Kaïs Saïed jouit d'une extraordinaire popularité, mais celle-ci ne saurait trop durer, car ce « peuple » va finir par se réveiller de sa torpeur pour exiger, à son tour, des actes concrets de Kaïs Saïed. Depuis le 25 juillet, on n'a que des paroles et des effets d'annonce, rien de concret. Ce que les experts et les analystes voient et ce que le « peuple » ne voit pas (pour le moment), c'est que le président n'a aucune stratégie, ni même d'idée, pour résoudre les problèmes économiques et politiques. Comment va-t-il payer les salaires du mois de janvier 2022 (voire décembre 2021), quels sont les contours de la loi de finances 2022, comment faire pour juguler la hausse vertigineuse des prix du pétrole (non prévue par la loi de finances 2021), comment résorber le déficit budgétaire, comment inciter les investisseurs à créer de la valeur ajoutée, comment faire concrètement pour limiter l'inflation lui qui a juré de défendre le pouvoir d'achat ? Autant de questions auxquelles le président ne répond pas. Pourquoi ? Parce qu'il n'a pas de réponse. Et ce n'est pas Najla Bouden qui va en apporter. Pour répondre à toutes ces questions, il faut suivre une certaine voie et attaquer frontalement les problèmes structurels du pays. Kaïs Saïed n'est pas sur cette voie et il n'a jamais évoqué les problèmes structurels, il ne parle que de généralités et ne donne que des titres aguicheurs destinés à se faire applaudir par le « peuple ». Mais quand on l'invite à s'éloigner du populisme et nous parler de concret, du fond des choses, il s'inscrit aux abonnés absents. On dirait que les problèmes économiques lui donnent le tournis, lui qui ne fait pas la différence entre millions et milliards. Sur le plan politique, nous ne sommes pas avancés non plus. Pire, on a reculé. Il nous a pondu le décret 117 lui permettant d'accaparer l'essentiel des pouvoirs, mais il ne dit toujours pas quelle est la durée de cette période provisoire. Nous ne savons pas quand nous allons nous diriger aux urnes pour de nouvelles élections. Nous ne savons pas quand nous allons avoir droit à un parlement, à l'instar de tous les pays du monde, y compris les dictatures, nous avons de sérieuses inquiétudes sur nos libertés.
En matière de libertés, justement, la Tunisie a enregistré un net recul depuis le 25 juillet. L'arrestation de Ameur Ayed et Abdellatif Aloui n'est qu'une preuve supplémentaire. Les deux lourdauds sont abjects et leurs propos sont affligeants. Nous partageons avec eux très peu de valeurs. Dire au président de la République qu'il est le frère de Hitler et insinuer qu'il est un enfant illégitime est déplorable. Mais tout cela ne vaut pas un passage par la case prison, ne serait-ce que pour 24 heures. Il y a des lignes rouges qu'on ne doit pas franchir et celles-ci ont été franchies hier. Ayed et Aloui méritent d'être jugés pour leurs propos, mais ils ne méritent aucunement la prison. Pourquoi on les a mis en prison ? Détestés par une bonne partie du peuple, l'arrestation de ces deux islamistes radicaux ne peut être accueillie que favorablement. Nous sommes, comme en 2011, dans une sorte de chasse aux sorcières où l'on tient à mettre en prison les voix discordantes, les « azlem ». Or ce n'est pas comme ça que l'on construit un Etat de droit !
Dans la même optique, Mehdi Ben Gharbia a subi la semaine dernière un interrogatoire de plusieurs heures, mené par des dizaines d'agents. Le juge d'instruction n'a rien trouvé et il a laissé le député en liberté. Mais pour combien de temps encore ? Il est sous étroite surveillance policière et on lui cherche encore noise. Pourquoi ? Parce que la « populace » aime à savoir qu'on poursuit les riches, tient à ce que l'on mette les riches en prison, parce que poursuivre un riche politique est quelque chose de porteur dans les sondages. Dans cette guerre contre la corruption, peu importe si tu es corrompu ou pas, l'essentiel est qu'on utilise ton nom médiatiquement pour montrer qu'on est en train de faire quelque chose. On s'y prend mal, exactement comme on a fait en 2011, on désigne un coupable, puis on cherche des preuves. En s'attaquant à Mehdi Ben Gharbia, Kaïs Saïed pense pouvoir présenter un « qorben » (cadeau ou sacrifice qu'on offre à la divinité) au « peuple », sans se soucier de savoir si le bonhomme est honnête ou pas, coupable ou pas. Et pourtant ! Le président puise ses informations dans des journaux de caniveau, des journalistes racketteurs et prend leurs propos pour de l'argent comptant afin de mener sa lutte contre la corruption. Ce qu'il fait à Mehdi Ben Gharbia, il l'a fait avec Chawki Tabib, Mofdi Mseddi et bien d'autres, assignés à résidence sans même savoir pourquoi, car ils sont certains de leur honnêteté et ils sont catégoriques sur le fait qu'ils n'ont jamais rien fait d'illégal. Idem pour tous les interdits de voyage. Je le redis, sous Kaïs Saïed on applique la devise : « tu es coupable jusqu'à preuve du contraire ». Or si Kaïs Saïed était un véritable homme d'Etat, un véritable homme de justice (lui, le professeur de droit), il saurait que toute personne est innocente jusqu'à preuve du contraire. C'est un principe immuable de droit. Il saurait qu'il n'a pas le droit de restreindre les libertés de quiconque sans décision juridique. Il saurait qu'il se doit d'instruire à charge et à décharge.
Mehdi Ben Gharbia, Mofdi Mseddi, Chawki Tabib, Ameur Ayed, Abdellatif Aloui et les autres ne sont que le préambule de ce qui va nous arriver à nous tous. Je reposte une nouvelle fois la citation de feue Françoise Giroud : « Ainsi commence le fascisme. Il ne dit jamais son nom, il rampe, il flotte, quand il montre le bout de son nez, on dit : C'est lui ? Vous croyez ? Il ne faut rien exagérer ! Et puis un jour on le prend dans la gueule et il est trop tard pour l'expulser ». Aujourd'hui, deux lourdauds islamistes sont en prison pour des propos affligeants qu'ils ont tenus. On se presserait pour dire : « Bien fait pour leurs gueules, ils l'ont mérité ». Et c'est là le danger, car aujourd'hui, ce sont vos ennemis qui sont en prison pour de mauvaises raisons, demain ce sera vous. Demain, et ça va arriver si l'on continue comme ça, Business News va vous parler du ciel bleu et des oiseaux qui chantent. Il ne nous sera plus permis de publier des articles du type « Saïed – Macron : un seul coup de téléphone, deux versions ! » ou « Ce que la présidence n'a pas révélé sur l'entretien Saïed-Merkel » et encore moins des chroniques comme celle que vous lisez. Demain, sous les articles de Business News, et même sur Facebook, vous ne lirez plus que des commentaires chantant les louanges du régime ou parlant de la météo. Il n'y aura plus d'opinions contradictoires, tout sera censuré (et je vous promets de le faire) de telle sorte qu'une seule opinion persiste, celle du résident de Carthage (attention, il ne faut pas utiliser le mot locataire, il pourrait l'offenser).
Voilà la direction dans laquelle nous met aujourd'hui Kaïs Saïed. Vous avez beau l'applaudir parce que ses décisions du 25-Juillet sont salvatrices (et elles le sont et je les applaudis avec vous), il n'en demeure pas moins que tout ce qui est venu après ce 25-Juillet (et notamment le 22 septembre) est mauvais. Loin des effets d'annonce et du spectacle, aujourd'hui sous la Tunisie de Kaïs Saïed, nous avons des gens interdits de voyage sans savoir pourquoi, nous avons des gens assignés à résidence, sans savoir pourquoi, nous avons des gens en prison pour des raisons fallacieuses, nous n'avons pas de parlement, nous n'avons aucune idée sur la date des prochaines élections, nous n'avons pas de loi de finances, nous n'avons aucune visibilité sur l'avenir, à l'exception des mesures liberticides qu'il a commencé à prendre. Donnez-moi juste une visibilité sur cet avenir et j'applaudirai Kaïs Saïed avec vous ! Pour toutes ces raisons, à cause de tout ce manque de visibilité, à cause des mauvais signaux envoyés, Kaïs Saïed ne peut représenter la solution à notre pays. J'espère avoir tort.