Le syndicalisme tunisien a longtemps été auréolé d'un prestige rare dans le monde arabe. L'Union générale tunisienne du Travail (UGTT), héritière des luttes contre le protectorat et contre l'autoritarisme de Bourguiba et Ben Ali, s'est imposée comme une sorte de "pouvoir parallèle", un contrepoids supposé à l'Etat. Elle fut l'orgueil national, l'incarnation d'une société civile organisée, jusqu'à recevoir avec trois autres organisations le prix Nobel en 2015 pour son rôle de médiateur. Mais que reste-t-il aujourd'hui de ce mythe ? Beaucoup de décibels, peu de substance. L'UGTT dans sa forme actuelle n'est plus qu'une organisation essoufflée, prisonnière de ses privilèges, otage de ses contradictions, reprenant des slogans insipides, incapable de se moderniser et d'assumer le rôle historique qu'elle prétend incarner.
De la force de résistance au corporatisme paralysant L'histoire de l'UGTT est inséparable de celle de l'Etat tunisien. De 1956 à la révolution du 14 janvier 2011, elle a fonctionné comme une pièce maîtresse du "néo-corporatisme" à la tunisienne : monopole de représentation en échange de la cooptation de ses élites par le pouvoir. Bourguiba s'en servait comme garde-fou, Ben Ali comme soupape. Tous les régimes qui se sont succédé en Tunisie ont essayé avec plus ou moins de succès de corrompre l'UGTT et de l'utiliser à des fins politiques. L'Etat prélevait pour elle les cotisations, elle lui rendait la monnaie en muselant ses bases quand il le fallait. Ce lien incestueux a figé la centrale syndicale dans une posture ambiguë : à la fois contre-pouvoir et bras auxiliaire du régime. 2011 aurait pu être l'occasion de rompre avec ce modèle. Mais l'UGTT a préféré recycler les vieilles recettes. Elle s'est jetée dans l'arène politique, goûtant à la tentation du parti unique des travailleurs sans jamais l'assumer, et s'érigeant en arbitre de la transition tout en bloquant systématiquement les réformes douloureuses mais nécessaires.
Une machine bureaucratique coupée de sa base Au lieu de se réinventer, l'UGTT a multiplié les blocages : grèves dans des entreprises publiques moribondes, refus des privatisations même partielles, pressions pour des augmentations salariales qui engloutissent 15% du PIB d'un pays en difficulté. Surtout, elle s'est trompée de combat. Loin de défendre le bien commun et les services publics, elle a préféré défendre les bastions traditionnels de la fonction publique. Résultat : 38% des actifs du secteur informel abandonnés à leur sort, un secteur privé qui prospère sans régulation, le travail au noir toléré, et des privilèges indus jalousement protégés. L'UGTT aurait dû défendre en priorité l'outil de travail, les entreprises publiques, l'école, l'hôpital, le transport collectif : autant de piliers d'une nation moderne. Elle s'est contentée de défendre ses affiliés privilégiés au détriment de l'intérêt général. Le paradoxe est violent : au nom de la justice sociale, le syndicat contribue à la ruine d'un Etat incapable de payer ses dettes et d'offrir du travail à une jeunesse dont le chômage frôle les 18%. L'organisation qui fut jadis l'espoir des déshérités est devenue le syndicat des insiders, des protégés, des intouchables.
Une forteresse assiégée À l'intérieur, les querelles idéologiques – gauchistes, nationalistes, islamistes, destouriens – transforment chaque congrès en champ de bataille où l'on célèbre encore Saddam Hussein comme un héros. À l'extérieur, l'Etat, étranglé par le FMI, cherche un bouc émissaire et n'hésite plus à désigner l'UGTT comme obstacle majeur aux réformes. Les attaques répétées contre son siège en 1978, 2012 et 2022 illustrent cette relation d'amour-haine : instrumentalisée, diabolisée, mais jamais marginalisée. Aujourd'hui, sous un populisme autoritaire qui déteste les corps intermédiaires, l'UGTT est prise en étau. Trop puissante pour être dissoute, trop faible pour peser réellement, elle est réduite à un théâtre d'ombres.
L'heure des choix Le vrai drame est ailleurs : l'UGTT ne parle plus à la société tunisienne. Les jeunes ne voient en elle qu'une organisation ventripotente, obsédée par ses privilèges. Les classes moyennes l'accusent de saboter l'économie. Le pouvoir la tolère tout en l'affaiblissant méthodiquement. Ce qui fut jadis un refuge pour les opprimés risque de devenir un mausolée syndical où l'on viendra se recueillir sur les cendres d'une idée : celle d'un syndicat comme acteur du progrès social. L'UGTT est à la croisée des chemins. Elle doit rompre avec la cogestion politique, oublier la tentation de jouer au parti, et redevenir un syndicat au sens plein du terme : un défenseur acharné du bien commun, des services publics, et de l'outil de travail. Elle doit défendre d'abord la pérennité de la nation avant les privilèges de ses affiliés. Le plus grand danger pour l'Union n'est pas Kaïs Saïed, ni le FMI, ni les attaques extérieures. Le danger, c'est son incapacité à se regarder en face et à accepter de moderniser sa vision du syndicalisme. Car l'histoire ne pardonne pas aux institutions qui refusent d'évoluer. Et le syndicat qui a incarné la grandeur pourrait bien devenir le symbole de l'impuissance tunisienne.