Nouveau tour de vis dans la Tunisie de Kaïs Saïed, post 25-Juillet. Après les interdictions de voyage abusives frappant des hommes d'affaires, des magistrats et des hommes politiques, après les assignations à résidence, tout aussi abusives frappant des hommes politiques, place maintenant à la liberté d'expression d'être dans le viseur du président qui se veut tout puissant. Dimanche 3 octobre, 6 heures du matin, la police fait une descente aux domiciles de l'animateur Ameur Ayed, de Zitouna TV et du député islamiste radical Abdellatif Aloui d'Al Karama. Ils font l'objet d'un mandat d'amener express émis par le tribunal militaire de Tunis. La raison ? Une émission télévisée diffusée le vendredi précédent durant laquelle ils ont été particulièrement sévères, voire insolents, à l'encontre du président de la République Kaïs Saïed. Le chef d'inculpation est curieux puisque le duo est accusé, ni plus ni moins, de complot contre l'Etat et d'atteinte au moral de l'armée. Ils ne seront auditionnés par le juge d'instruction que mardi 5 octobre. Si Abdellatif Aloui est relâché et son audition reportée, un mandat de dépôt a été émis contre Ameur Ayed et ce après une bonne dizaine d'heures de plaidoiries de ses nombreux avocats, majoritairement islamistes, députés du parti islamiste Ennahdha et militants des droits de l'Homme. Ameur Ayed, vedette de la chaîne et héros de plusieurs centaines de milliers de téléspectateurs sympathisants islamistes, croupit depuis hier à la prison civile de Mornaguia.
L'émission du vendredi 3 octobre a donc été fatale pour cet animateur, ex rédacteur en chef du tabloïd Akher Khabar, journal plus proche du parti progressiste Tahya Tounes que des islamistes. Qu'a-t-il dit de particulier ? De l'avis de plusieurs professionnels des médias, Ameur Ayed a franchi les lignes de la déontologie et a été odieux à l'encontre du président. Il l'a qualifié de frère d'Hitler et a récité un poème d'Ahmed Matar insinuant que le président est un enfant illégitime. Ce genre de propos ne passe pas dans un pays patriarcal de culture arabo-musulmane. Les islamistes, depuis des années, se font une spécialité d'injurier leurs opposants et de leur accoler plusieurs qualificatifs et noms d'oiseaux. Régulièrement, Samia Abbou est qualifiée d' « Ayata » (Celle qui crie trop), Abir Moussi qualifiée de zaghrata (celle qui pousse des youyous en souvenir de la période où elle était flagorneuse de Ben Ali), Leïla Haddad de bermil (pour rappeler son soutien à Bachar El Assad et ses citernes explosives) etc. Depuis le 25 juillet, sur Zitouna TV, le président de la République n'est plus appelé par son nom ou sa qualité, mais plutôt par « putschiste ». Dans un média normalement constitué, respectant les normes de la profession et la déontologie, ce genre de propos ne passe pas. Sauf que Zitouna TV n'a rien d'un média ordinaire et cela fait des années que ses « journalistes » ne respectent pas la déontologie. Ça ne rate jamais, toute voix opposée aux islamistes est systématiquement descendue, dénigrée, injuriée sur leur antenne. Le gendarme de l'audiovisuel tunisien, la Haica, a décidé sa fermeture et l'a sommée, des dizaines de fois, à cesser son manège, à coups d'ordonnances et d'amendes. Mais la décision de la Haica n'a jamais été exécutée, la chaîne a toujours été protégée par Ennahdha au pouvoir. Pire, un des animateurs de la chaîne a pris la décision de la Haica pour la déchirer devant la caméra. Cette chaîne, considérée de fait pirate puisqu'elle n'a pas l'autorisation d'exercer, a toujours fait ce qu'elle voulait défiant l'autorité et l'Etat. On ignore tout de son financement, puisqu'elle n'a pas de publicité et on ignore encore comment elle paie les droits de location de satellite en devises.
La loi est claire et son application aurait pu être simple, puisqu'il suffisait d'envoyer les forces de l'ordre fermer la chaîne en exécution de la décision de la Haica. Plutôt que de choisir cette solution, finalement retenue et appliquée le mercredi 6 octobre, Kaïs Saïed a préféré la solution difficile et politiquement coûteuse, celle de saisir le tribunal militaire pour faire arrêter le duo Ameur Ayed et Abdellatif Aloui. Plutôt que d'appliquer la loi, c'est-à-dire les différentes décisions de la Haica restées sans suite, Kaïs Saïed a décidé d'enfreindre la loi et particulièrement le décret-loi 115 régissant la presse et la liberté d'expression. Selon ce décret-loi, dans son article 56, l'auteur de diffamation est puni d'une amende de mille à deux mille dinars. L'auteur de l'agression d'injure est puni d'une amende de 500 à mille dinars. Les journalistes, tout comme les animateurs TV, ne sont pas et ne doivent pas être au-dessus de la loi. Ils ne doivent pas être au-dessous, non plus. Les propos de Ameur Ayed sont diffamatoires et injurieux, ceci est clair. Mais en aucun cas, cela ne doit le mener à la case prison. Encore moins devant une juridiction militaire. C'est ce qu'on appelle la liberté d'expression, on peut ne pas être d'accord avec les propos des journalistes ou le contenu de leurs articles, mais en aucun cas on ne doit prononcer des peines ou de décisions privatives de leur liberté. Ce qu'a fait Ameur Ayed est condamnable, mais il ne mérite pas un jour de prison, même s'il a prononcé des injures, même s'il a diffamé ! Au nom de cette liberté d'expression, les journalistes du monde entier ont défendu les caricaturistes de Charlie Hebdo, bien que leurs dessins soient offensants pour plus d'un milliard de musulmans. Pourquoi cette liberté d'expression est une ligne rouge dans les démocraties ? Parce qu'elle en est l'un des fondements !
Le monde entier a beau appeler au respect de la liberté d'expression et à ne jamais franchir cette ligne rouge, c'est-à-dire à ne jamais mettre en prison un journaliste pour ses opinions et sa parole, Kaïs Saïed a balayé d'un revers cet acquis de la révolution pour mettre en prison une personne qu'il exècre. Il a fait appel à la juridiction militaire, puisqu'il est certain que la juridiction civile ne peut pas le suivre dans sa missive, puisqu'elle est contraire à la loi et aux principes de la charte universelle des droits de l'Homme. Au lieu d'appliquer la loi et de résoudre le problème à sa source, en faisant fermer la chaîne télévisée pirate, Kaïs Saïed a préféré la solution coûteuse politiquement en s'attaquant à un animateur TV dont les propos (aussi offensants et insultants soient-ils) sont protégés par la loi. Résultat des courses, c'est un élan de sympathie qui est en train de naître autour de la personne de Ameur Ayed, considéré, depuis dimanche, comme victime de la répression, héros de la liberté d'expression. Le bonhomme a beau être islamiste, intégriste, insultant, odieux, enfreignant le code déontologique de la profession journalistique et salissant le métier, le voilà désormais dans la peau d'un héros défendu par les journalistes au nom de la défense de la liberté d'expression et du respect de la loi et des chartes universelles. Une position de victime qu'adorent les islamistes et qu'ils ont toujours su jouer avec brio et succès. Tout le danger est que Ameur Ayed ne soit que le premier d'une liste qui va suivre dans les prochains jours. D'ores et déjà, on constate sur les pages Facebook, sympathisantes de Kaïs Saïed voire même téléguidées par le palais de Carthage, des attaques frontales contre les médias et des appels à assainir le secteur, juste après avoir assaini la magistrature. Ce début de campagne sur Facebook contre les médias laisse à penser que Kaïs Saïed va s'attaquer aux médias indépendants qui lui sont opposés après s'être attaqué au média islamiste, Zitouna TV et à son journaliste.