Dans les récits religieux, beaucoup de messies et de prophètes ont commencé par être des bergers. Ils avaient la charge de s'occuper du bien-être de leurs troupeaux, les guider vers les pâturages verdoyants pour qu'ils mangent à leur faim, veiller sur leur sécurité et les éloigner des prédateurs qui les guettent. Par la suite, la mission divine dont ils sont chargés ne les éloigne pas trop de leur tâche de berger puisqu'ils sont censés guider leurs ouailles vers le bonheur et la paix sur le chemin de Dieu. Dans la tradition musulmane, le berger continue à avoir une position centrale. Nous sommes tous des bergers et chacun de nous est responsable de ses ouailles, nous dit-on. Le président de la République Kaïs Saïed semble en être très convaincu. Croyant, conservateur, un brin passéiste, il veut suivre la trace de ses aïeuls dont l'un des plus illustres, le calife Omar Ibn Khattab, se considérait responsable de la mule qui trébuche en Irak.
Durant les quinze premiers mois de son règne, Kaïs Saïed a cherché à nous renvoyer l'image du missionnaire, du berger soucieux de notre bien-être et de notre salut collectif. Pauvre parmi les pauvres, il ne s'est résolu à quitter son domicile pour le faste du palais de Carthage que sur insistance de son service de sécurité. Il a multiplié les bains de foule, les rencontres avec les gueux, les prières du vendredi dans des mosquées situées dans des quartiers populaires au point de s'attirer les foudres du monarque autoproclamé du Kram Fathi Laâyouni. Humble parmi les humbles, il se déplaçait lui-même chez son boulanger, attendait sagement son tour dans la file pour acheter ses baguettes pour son repas du midi (pour ne rien exagérer, la boulangerie en question est située dans la banlieue huppée de la cité Ennasr). Même les mesures d'exception annoncées la nuit du 25 juillet dernier s'inscrivent dans la vision pastorale du monde chez Kaïs Saïed. C'est lui-même qui l'a dit dans son discours du 13 décembre. La veille, sur le chemin du retour du bassin minier, il s'est demandé comment il allait se présenter devant Dieu, ce qui l'a résolu à prendre les mesures que l'on sait, faire de lui le berger guidant son troupeau avec son bâton (certains y verront le dictateur menant son peuple avec la matraque) et faire de nous les ouailles du bon Dieu (certains y verront des moutons de panurge). Reste que selon cette même vision pastorale du monde, Kaïs Saïed est responsable aussi de notre salut collectif, ce qui tarde à se réaliser. Au vu des fuites concernant la nouvelle loi des finances, il semble même que c'est là un objectif de plus en plus lointain.
D'un autre côté, dans les contes pour enfants, il existe le récit d'un berger farceur, qui, se sentant seul, criait au loup pour alerter les villageois. Un jour, ces derniers, désabusés par les farces et les affabulations du petit berger, ignorèrent les cris du berger et le laissèrent seul face au loup qui s'attaquait réellement à ses moutons.
Les similitudes entre le berger des contes pour enfants et Kaïs Saïed sont nombreuses. Il est désolant que beaucoup de Tunisiens aient pris à la légère l'annonce faite par le président de la République lui-même, d'un projet d'attentat politique. Il faut avouer que ce n'était pas la première fois que la présidence annonce l'existence de tentatives d'attentats contre le président. Il faut avouer aussi qu'à chaque fois, ces informations se sont avérées imprécises et erronées.
En fait, la Tunisie n'a pas besoin de berger, ni messianique, ni farceur. Les Tunisiens ne sont pas des ouailles. Ils aspirent juste à être des citoyens dans un pays démocratique. Est-il si difficile de se rendre à cette évidence ?