Il ne se passait pas une semaine sans que Kaïs Saïed ne dénonce l'appareil judiciaire, sa lenteur et son fonctionnement. Le 6 février 2022, il décide unilatéralement de dissoudre le conseil supérieur de la magistrature (CSM). Peu importe que les ONG, plusieurs magistrats, les médias et plusieurs observateurs internationaux dénoncent cet acte qu'ils considèrent comme anticonstitutionnel, Kaïs Saïed a continué dans son œuvre et a remplacé le CSM par un autre. Le premier était composé par des membres élus représentant plusieurs corporations (avocats, comptables…), le second est composé entre autres par des membres nommés représentant exclusivement des magistrats. Un déclin ? Oui, estiment les observateurs de tous bords. Non, d'après le président, la justice est maintenant assainie. Voyons voir ce qu'il en est.
Mardi 15 mars 2022, le militant islamiste radical Imed Deghij (ex membre des Ligues de protection de la révolution) est traduit devant la cour d'appel. D'après le chef d'accusation, il aurait agressé des policiers le 14 janvier 2022 lors d'une manifestation hostile à Kaïs Saïed. Imed Deghij est connu pour son verbe acerbe, mais pas du tout pour être agressif physiquement. Il nie les faits. Il n'y a d'ailleurs aucune vidéo qui étaie cette hypothétique agression physique des policiers. D'après la défense, il n'y a que le témoignage des policiers. Toujours d'après la défense, les policiers étaient bien embarrassés le jour de la confrontation devant la justice et auraient refusé de regarder l'accusé dans les yeux. Imed Deghij a-t-il, oui ou non, agressé les policiers ? La cour siégeant en première instance décide que oui et prononce un mois de prison ferme à l'encontre de l'accusé. C'était le 7 février. Fin de l'histoire ? Non, car le parquet interjette en appel.
D'habitude, dans 99% des cas disent les avocats, la cour d'appel prononce des peines plus légères qu'en première instance. Au pire des cas, elle maintient la même peine. Surprise, la justice assainie chamboule ses habitudes et jurisprudences et décide d'alourdir la peine. De combien ? Du triple ! Imed Deghij est condamné à trois mois de prison ferme. Il ne pourra pas quitter la prison avant le 14 avril. Y a-t-il un précédent ? Très peu, observent les avocats. On se rappelle d'un cas similaire. Un autre Imed. Trabelsi, celui-là. Au lendemain de la révolution, le beau-frère de l'ancien président de la République est condamné à deux ans de prison pour consommation de cannabis, alors que d'habitude, les consommateurs n'écopaient que d'un an de prison. Dans le milieu judiciaire, on appelle ça jurisprudence. On peut aimer, ou pas, Imed Deghij. On peut dénoncer ses actes et ses propos et le détester. On peut même ressentir une mauvaise joie de le voir en prison. Mais les faits sont les faits et ils doivent être appliqués sur tout le monde. Personne n'a le droit de subir une injustice, devant une cour de justice.
Le verdict de trois mois de prison pour Imed Deghij est inquiétant sur le devenir de la justice tunisienne. En appel, les peines ont toujours été allégées et on doit maintenir cette habitude, y compris pour nos pires ennemis. Partout dans le monde, le doute doit systématiquement bénéficier à l'accusé. Dans le procès de Deghij, le doute quant à son agression de policiers est là. En témoigne, la peine « légère » d'un mois prononcée en première instance. En passant d'un mois à trois mois de prison, la cour d'appel renvoie un mauvais signal quant à la santé de la justice sous le nouveau CSM… Le sort de Imed Deghij n'intéresse personne, peut-être, mais celui de la justice devrait interpeller toute la population.