"Sous couvert des ténèbres" comme le répète le chef de l'Etat, Kaïs Saïed, à plusieurs reprises. Néanmoins, cette expression ne sera pas utilisée cette fois dans le but de critiquer ses opposants, mais pour décrire la publication d'un programme de réformes tard durant la nuit séparant le vendredi 3 juin du samedi 4 juin 2022. Ainsi, plus de 70 slides ont été dévoilés par la présidence du gouvernement afin de nous laisser enfin découvrir ce fameux programme de réformes. On notera, après consultation de ce document, que le programme ne devrait pas faire plus d'une trentaine de diaporamas puisqu'une vingtaine de ces derniers comportaient de simples rappels de la situation économique durant la dernière décennie. Une autre vingtaine comportait des titres et des illustrations. Le gouvernement semble avoir essayé de nous sortir les grands moyens à coups d'images en couleurs et de grands titres et de slogans prônant la transparence, l'adoption d'une approche participative et la relation de confiance. Etranges interprétations de ces concepts puisque le gouvernement a choisi de nous dévoiler ce programme à nous simples citoyens après son élaboration. Aucune disposition de ce dernier n'avait été publiée ou débattue ouvertement et dans les médias. Un programme complètement parachuté à l'image de la loi de finances 2022 élaborée par la même équipe et qui a été simplement publiée comme étant un fait à accepter et à subir. Le principe de transparence selon notre gouvernement signifie la publication de mesures et de réformes après leur validation. Cette approche n'affecte pas seulement la relation du gouvernement avec les citoyens puisqu'elle ne fera qu'accroître la profondeur du fossé s'étant creusé entre l'équipe de Bouden et l'Union générale tunisienne du travail (UGTT). La centrale syndicale avait affirmé, à plusieurs reprises, ne pas avoir été consultée au sujet du programme de réformes. Pourtant, le gouvernement affirme dans le neuvième diaporama avoir consulté les partenaires sociaux. D'ailleurs, n'hésitant pas à s'enfoncer dans le ridicule, le gouvernement a expliqué que l'élaboration du programme s'était opérée dans le cadre d'une approche participative puisqu'il y a eu consultation d'experts et cadres de l'administration tunisienne. Le gouvernement s'est consulté lui-même afin de décider des réformes impactant le quotidien des Tunisiens. Une approche à l'image des nouvelles méthodes et solutions tant évoquées par le chef de l'Etat et reflétant la même politique de passage en force.
La suite du document continuera à nous surprendre puisque le gouvernement a affirmé que son programme de réformes n'était que l'une des étapes d'un grand projet socio-économique. Il l'a représenté sous une forme pyramidale avec au sommet « les mesures économiques urgentes » et à sa base « la Tunisie en 2035 ». Le gouvernement prévoit, donc, de continuer à gouverner durant les treize prochaines années ou alors qu'il n'y aura pas de changement quant aux politiques publiques et choix stratégiques malgré l'absence d'un dialogue avec les organisations nationales et les partis politiques et sans prendre en considération la tenue d'élections législatives anticipées et de l'adoption d'une nouvelle constitution. Constitution qui, selon Sadok Belaïd, président coordinateur de la commission nationale consultative pour une nouvelle République, fixera la vision et la stratégie économique de la Tunisie sur le moyen et le long terme. On notera que le gouvernement n'a pas été invité à participer aux réunions de cette commission et que chacun sera porteur de son propre programme. Qui devons-nous suivre ? Mystère...
Pour ce qui est du fond de ce programme et des mesures, la majorité des éléments du programme représente des aspirations plus que des réformes. Le gouvernement a eu recours aux termes « améliorer », « perfectionner » ou encore « soutenir » sans inclure des objectifs quantifiables. Le programme manque énormément en substance. Le gouvernement a inclus de belles phrases évoquant la transition digitale et le passage vers le numérique sans entrer dans les détails et sans évoquer les coûts d'une telle manœuvre. La numérisation des procédures semble être un axe transversal touchant à la totalité des secteurs. Néanmoins, aucune ligne de ce programme n'explique le déroulement de cette transformation, la formation du personnel et les étapes à suivre, car une transformation appliquée en une seule fois pourrait paralyser l'administration. L'absence d'informations relatives aux obstacles et aux objectifs ne s'arrête pas à ce niveau-là. Nous pouvons observer le même phénomène au niveau des « réformes » relatives à l'investissement, aux avantages fiscaux et aux finances publiques. Le programme de réformes ne comporte pas de données analytiques et d'explications sur l'impact des mesures prévues par le gouvernement. On y parle de conclusion d'accord et de révision du cadre législatif en général. Seule révélation de ce programme, si on pouvait en dire autant, l'attachement du gouvernement à la privatisation et à la vente d'entreprises publiques. Bien évidemment, cette approche a été dissimulée à coup de « dégagement de l'Etat » et de « réévaluation des secteurs stratégiques ». Le programme a, également, parlé de la réévaluation du système des compensations. Celle-ci devrait être reformulée afin d'accorder le soutien de l'Etat et les compensations à ceux les nécessitant. La réforme du système des compensations inclut, en plus des produits alimentaires, les combustibles. Grande star de cette thématique : la révision des prix. C'est ainsi que nous avons découvert que le gouvernement emploiera une révision mensuelle des prix du carburant. Celle-ci avait été fixée par la Loi de finances 2022 à 3%.
Pour assimiler encore davantage l'inefficacité de ce programme et être convaincu de sa réalisation à la hâte et en raison de la tenue d'un simulacre de dialogue pouvant porter atteinte au gouvernement et menacer son existence, il nous suffit d'écouter le mot d'ouverture de la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, à l'occasion de la présentation de ce "grand" projet. Cette dernière a invité les ministres, censés avoir tous participé à la réalisation de ce programme de réformes, à présenter leur proposition, alors que le document a été finalisé et présenté au chef de l'Etat la semaine dernière, en adressant un e-mail. « Je vous salue et je vous remercie pour les grands efforts fournis ayant permis de faire cette présentation. Ce programme est le fruit de près de 400 cadres de divers ministres et de la consultation et de l'accord entre l'ensemble des parties prenantes… Ces résultats peuvent être appliqués et nous permettront de sortir de la crise… Il s'agit de vos propositions… Nous vous fournirons une adresse e-mail dédiée à vos propositions », a-t-elle déclaré dans une vidéo publiée par la présidence du gouvernement. Une affirmation qui reflète l'absence de logique et les incohérences de ce projet, au sein de l'équipe gouvernementale et au niveau de l'esprit de travail.