Pour me préparer à la pénurie, j'ai décidé aujourd'hui de sortir sans maquillage. On m'a demandé si j'ai bien dormi, certains m'ont fait remarquer que j'avais l'air « fatiguée », hormis cela, j'ai survécu. Rien à l'horizon, la terre a continué de tourner sur elle-même et autour du soleil. Après des semaines sans sucre, sans lait, sans beurre, sans eau, sans café et sans poulet, mon blush et mon eyeliner m'ont semblé être des produits futiles à ma vie de tous les jours. Vous trouvez mon récit ridicule ? Je le trouve encore plus.
Depuis que le chef de l'Etat s'est hasardé à une explication simpliste des équilibres de la balance commerciale, on nous a fait croire que nos vies allaient s'arrêter si on se retrouvait un jour privées de maquillage et de produits de beauté. Depuis hier, les commentaires sexistes en tout genre ont fusé sur la toile. Cela aussi, nous y sommes habitués. « A partir de demain, les femmes ressembleront à des hommes » ; « nous les hommes, nous serons encore plus beaux que les femmes sans maquillage » ; « sans sucre à épiler et sans maquillage, bonjour les crises cardiaques » ; « comment les femmes pourront-elles survivre sans maquillage ? ». Des interrogations existentielles accompagnées de photos de députées et de figures publiques féminines que les internautes redoutent de devoir voir « sans fards ».
Hier soir, face à la cheffe du gouvernement, le président de la République a essayé de trouver une sortie honorable à la crise économique et aux déséquilibres de la balance commerciale. Sans trop réfléchir, sans consulter les experts, ni se renseigner, il a décidé de s'attaquer aux produits de beauté et de soin et aux aliments pour animaux de compagnie.
Est-ce que le chef de l'Etat a visé les femmes dans son discours contre l'importation des produits qu'il estime être « de luxe » ? Permettez-moi d'en douter. Je ne peux être d'accord avec les nombreuses femmes qui se sont indignées hier soir sur la toile pour dénoncer « cette provocation pure » et le fait que « le chef de l'Etat a un sérieux problème avec les femmes ».
Oui le chef de l'Etat ne semble pas très enclin à faire de la place aux femmes dans la vie publique. Même après avoir nommé la première cheffe de gouvernement femme de l'histoire du pays – Kaïs Saïed prouve chaque jour un peu plus que la cause féminine ne fait pas partie de ses priorités. A travers ses décrets, il s'emploie à gommer, jour après jour, les « acquis » qui restent encore aux femmes aujourd'hui. N'oubliez pas que l'une de ses premières décisions a été d'enterrer la loi sur l'égalité successorale. Dans sa nouvelle loi électorale, il a aussi sciemment décidé d'évincer les femmes du processus électoral avec la non-imposition de la parité.
Si on sait que le président de la République est loin d'être un féministe, là n'est pas la question aujourd'hui. Le plus grave aujourd'hui est que le chef de l'Etat parle un discours qu'il ne maitrise pas.
Kaïs Saïed n'a pas visé les femmes dans son discours mais les populations aisées, qui auraient encore les moyens aujourd'hui d'acheter des produits de soin et de nourrir leurs animaux domestiques.
Vous voyez les discours de cafés que les citoyens, peu informés et révoltés par la situation économique, tiennent entre deux gorgées de capucin ? Kaïs Saïed tient les mêmes discours face à l'opinion publique. Il axe ses propos sur une diabolisation des produits « non nécessaires », et s'attaque aux classes dites « aisées », qui ont « le luxe » de se permettre ce genre de produits. Il estime, qu'ainsi, il pourra gagner la sympathie des Tunisiens car il se sera rangé de leur côté et compris leurs plus profondes doléances.
Des « analyses » simplistes avec lesquelles il veut diriger un pays. Ceci rappelle sa solution toute trouvée à la hausse des prix et aux pénuries en recommandant aux agriculteurs de « vendre leurs produits à des prix couvrant les frais de production ».
Pour faire simple, les produits de beauté et la nourriture pour les animaux domestiques représentent un pourcentage infinitésimal du total des importations tunisiennes. En réalité, tous les produits de consommation représentent une partie minime des importations tunisiennes. Est-ce à cela qu'il faut s'attaquer pour équilibrer une balance commerciale déficitaire depuis longtemps ? En réalité, Kaïs Saïed ne cherche nullement à résoudre les problèmes de fonds et à solutionner le gouffre économique dans lequel le pays s'embourbe, tout ce qu'il veut c'est gagner la sympathie populaire afin de pouvoir encore faire passer ses décrets…et son plan.
Un homme très sage a dit un jour « Quand le singe pointe l'étendue du gouffre, le fou regarde le maquillage »…