Kaïs Saïed a fermé les portes de Carthage et s'est emmuré dedans. A-t-il fait de même pour Najla Bouden et son nouveau gouvernement fraichement formé hier ? Autant l'avouer tout de suite, on n'en sait rien et on navigue dans le flou. Difficile de se faire une idée sur la nouvelle équipe gouvernementale puisque la majorité est inconnue du bataillon. Pas de politiques, des universitaires, des directeurs généraux et des administratifs pour la plupart. Nous ne les connaissons pas vraiment, il faudra donc du temps pour nous faire une idée précise sur les compétences de chacun. Ce point est à la fois porteur de craintes mais aussi de beaucoup d'espoir et de promesses.
Le gouvernement de Najla Bouden a été annoncé hier matin par le palais de Carthage. Des semaines se sont déroulées depuis que le chef de l'Etat a décidé de mettre tout le pays en stand-by et de s'accaparer les pleins pouvoirs. Mais il ne faut pas le presser ou le critiquer sur ce point, « ce gouvernement a été formé plus vite que ce qu'ils pensent », nous dit-il. Pour le chef de l'Etat, il importe peu, en effet, de savoir qui forme ce gouvernement, le plus important étant la philosophie qui l'anime. Présidé par une femme et comptant 38% de femmes sur une équipe de 26 personnes. Accordez-moi ce petit moment bisounours de la semaine, rien que cela, fait plaisir à voir. En tant que femme et féministe voir que l'accès des femmes au pouvoir est désacralisé et rendu accessible est une bonne chose. Non ce n'est ni un détail, ni une anecdote dans un pays dans lequel les violences, de toutes sortes, faites aux femmes deviennent chaque jour de plus en plus systémiques. Voir qu'une femme cheffe du gouvernement ne choque plus, est un petit moment de gloire pour les femmes tunisiennes. Celles qui sont tellement brillantes et compétentes mais à qui on demande plus « ce qu'elles ont prévu pour le diner », que ce qu'elles ambitionnent d'accomplir pour l'avenir de leur pays. Un petit pas vaut mieux que pas de pas du tout. Même si le cadeau est certes empoisonné. Oui, car ne soyons pas trop naïfs pour autant. Ce gouvernement n'est pas vraiment celui de Najla Bouden. La cheffe du gouvernement n'a que peu de prérogatives et prendra ses ordres auprès du président Kaïs Saïed qui en fera ce que bon lui semble. Autant dire, qu'on n'en sait rien encore. S'il dit que les femmes ne sont pas « un simple maquillage servant à embellir une institution », lui choisit une femme comme faire-valoir. Mais cela n'aurait rien changé si le chef du gouvernement était un homme. Il serait, lui aussi, le faire-valoir de Kaïs Saïed tout comme les précédents chefs de gouvernement qui se sont succédé ont été les faire-valoir du pouvoir politique qui a daigné les placer en poste. L'égalité est donc respectée sur ce point-là.
Fin du petit moment bisounours. Il n'aura pas trop duré hélas. Oui le gouvernement est porteur d'espoir dans sa version actuelle. Il a le mérite d'être restreint. Il ne comporte aucune empreinte politique de ces partis qu'on ne peut plus voir en peinture (adieu les démoralisants gouvernements d'Ennahdha). Mais a-t-on donné à ce gouvernement les moyens de ses ambitions ? Lui permettra-t-on de relever les défis et les obstacles si ardus auxquels il fera face ? Tout porte à croire que non. Beau sur le papier, ce gouvernement, sera guidé par un chef d'Etat qui n'a que peu de considération pour la chose économique et les réalités – très peu réjouissantes – du monde capitaliste cruel dans lequel notre pays évolue. S'il affirme avoir privilégié la vision du gouvernement à sa composition, Kaïs Saïed oublie de le doter d'une stratégie. Son unique crédo étant « le peuple veut », que fera-t-il s'il était dans l'obligation de prendre des décisions douloureuses et impopulaires dont le peuple ne veut pas justement ? La réalité étant économique avant d'être sociale ou politique.
Kaïs Saïed rejette la « meilleure constitution au monde », telle que la qualifient ceux qui l'ont écrite en 2014, et propose le meilleur gouvernement au monde. Mais ce gouvernement résistera-t-il à la réalité, bien moins chevaleresque que les discours grandiloquents mais si creux auxquels il nous a habitués ? Pour l'instant, Kaïs Saïed continue d'être embourbé dans le passé, à vouloir punir ceux qui ont pillé le peuple, à vouloir changer un mode de fonctionnement qui n'a pas fonctionné et à se débarrasser de ceux qui ont failli. Dans cette guerre avec les vieux démons du pays - et ses vieux démons à lui - les despotes et les corrompus entre autres, il a oublié de penser à l'avenir, aux générations futures et à ce qui leur sera réservé et à la manière de redresser un pays au bord du gouffre. C'est l'erreur commise par ceux qui l'ont précédé et l'histoire, impitoyable, ne pardonne pas…