Le constat a beau être brutal et peu nuancé, mais il s'impose à nous : le Tunisien de cette fin d'année 2022 a les revendications de n'importe quel réfugié dans l'un des milliers de camps dans le monde. Les aspirations à la dignité, au travail, à la liberté et à la réalisation de soi sont passées au second plan pour laisser la place à des demandes bien plus terre-à-terre comme de trouver les produits de base dans les marchés, de pouvoir acheter du lait pour ses enfants ou des médicaments pour les personnes malades. Les boulangers ont entamé également une grève ouverte (avant de la suspendre) parce que l'Etat ne les a pas payés depuis plus d'un an. Il s'agit approximativement de 250 millions de dinars que l'Etat tunisien semble incapable de trouver pour éviter cette grève. A toute l'altitude et la montée historique vertigineuse si chère au président de la République s'oppose la descente et la bassesse dans un pays où l'inflation est de 9,8% et où le prix des œufs, par exemple, prend plus de 40% d'augmentation sans que cela ne gêne personne.
Hier, le président de la République, Kaïs Saïed, a pris sur lui de s'intéresser enfin au problème des médicaments, alors il est allé voir l'un des fabricants de ces substances. Le chef de l'Etat a cette manière bien à lui de prétendre résoudre les problèmes : il va chez l'industriel, comme il l'avait fait pour le lait, alors que c'est probablement le seul maillon de la chaine qui n'a aucun intérêt à ce qu'il existe une pénurie. Après la visite, un communiqué présidentiel est venu nous informer que le président a indiqué que la crise actuelle de distribution des médicaments, avec la grève des grossistes répartiteurs, a été résolue. Il va sans dire que personnes ne sait comment et par quel moyen cette crise a été dépassée. Le ministère des Finances a-t-il daigné remettre aux grossistes répartiteurs leur attestation d'exonération de retenue à la source ? La présidence ne nous le dit pas. Par contre, elle nous informe que le président de la République a souligné la nécessité de développer l'industrie pharmaceutique pour que la Tunisie devienne un pays exportateur. Le rédacteur du communiqué semble ignorer que la Tunisie est, déjà, un pays exportateur de médicaments. Quand le président Kaïs Saïed est allé dans l'usine de lait de Délice à Soliman, il avait aussi la solution magique pour combattre la spéculation et le monopole concernant le lait : il suffit d'augmenter la production de lait. Il faudrait déjà admettre qu'il existe de la spéculation sur un produit comme le lait, ce qui est une aberration.
Qu'elle soit drapée des meilleures intentions et des plus beaux discours, ou qu'elle soit soutenue par la force brute de l'Etat, l'incompétence peine à rester cachée longtemps. Car il faut dire que c'est la principale raison derrière la détérioration de la situation du pays et la succession de pénuries diverses. L'Etat refuse d'autoriser l'augmentation du prix d'achat du lait pour permettre aux agriculteurs de préserver leurs troupeaux et de continuer à produire. L'Etat refuse d'admettre que les prix des intrants à la production agricole ont explosé à cause de la situation internationale et de la chute du dinar. Cela ne l'empêche pas d'invoquer les mêmes raisons pour augmenter plusieurs fois le prix des hydrocarbures. L'Etat tunisien a exonéré les grossistes répartiteurs de médicaments de retenue à la source depuis une quinzaine d'années. Mais comme aujourd'hui il faut ramasser de l'argent là où l'on peut, le ministère des Finances refuse, à la surprise générale, de renouveler l'exonération plongeant instantanément plusieurs entreprises dans la faillite. Par conséquent, il y a eu un arrêt d'activité et l'on s'attend à un manque d'approvisionnement de médicaments. Une crise, donc, provoquée par l'Etat tunisien que le président de la République dit avoir résolu hier. Ce dernier s'est également étonné du fait que la commission nationale de réconciliation pénale n'ait pas encore commencé ses travaux alors que ses membres doivent d'abord prêter serment devant lui, selon le décret dont il est l'auteur. C'est ce qu'a fait remarquer le secrétaire général du parti Attayar, Ghazi Chaouachi.
Avec tout cela, l'Etat tunisien se permet de souffler le chaud et le froid et de dire la chose et son contraire. Quand le gouvernement évoque une rationalisation des subventions, le président de la République insiste sur le rôle social de l'Etat et promet que l'on ne touchera pas à cette prestation. Quand le gouvernement, lors de ses négociations avec le Fonds monétaire international, évoque la privatisation de certaines entreprises publiques, le chef de l'Etat assure qu'il n'en sera rien et que cette porte est fermée à double tour. Quand le président Kaïs Saïed évoque de nouvelles approches et la nécessité d'une rupture avec le passé, le gouvernement applique des méthodes révolues et augmente la dette du pays. La seule réponse fournie par les gouvernants tunisiens est le déni et la fuite en avant. Education, santé, transport, médicament, approvisionnement, finances publiques, agriculture et bien d'autres secteurs sont en crise profonde depuis des mois déjà, mais ni le gouvernement ni le président de la République n'ont été en mesure d'apporter des solutions concrètes ni même de ralentir la descente aux enfers. Ils semblent découvrir qu'il ne suffit pas de publier des décrets pour régler les problèmes, qu'il ne suffit pas d'ignorer les médias de son pays pour que l'opinion publique ne soit pas consciente de leur incompétence.
Il s'agit aujourd'hui de l'une des périodes les plus difficiles que la Tunisie ait jamais eu à vivre. En cette année 2022 et très probablement pendant les années suivantes, les revendications du citoyen tunisien sont semblables à celles d'un réfugié. On aura beau tenter de détourner les yeux et de remplir l'espace avec des envolées lyriques, la réalité est là. L'un des premiers pas nécessaires vers la résolution de la crise du pays serait, d'abord, d'en finir avec le déni.