L'Histoire regorge d'exemples nombreux, où la dégradation des conditions économiques et sociales d'un pays donné, fait ressurgir au sein d'une population, tout ce que l'être humain peut cacher comme valeurs obscures. Des « réflexes » relevant de ce que décrivent certains analystes comme étant les « Théories de la Menace » ou « Threat theories » : une population se montrerait d'autant plus xénophobe qu'elle estime que les minorités ethniques font poser une menace sur ses propres intérêts (Ref 1 et 2). Ceci pouvant conduire à la naissance (ou participe à la définition) de régimes populistes voire fascistes et totalitaires, avec souvent, des mécanismes répétitifs et semblables. Côté gouvernants, il est beaucoup plus simple en temps de crise, de justifier ses échecs en mettant en avant les théories complotistes qui rejettent souvent la faute sur l'autre : les prédécesseurs, les opposants, les forces obscures, les étrangers… bref tous les mammifères bipèdes vivant sur cette terre, sauf sur soi ! Le populisme, rappelons-le, malgré ses définitions multiples et parfois controversées, comporte quelques caractéristiques communes qui traversent le temps et l'espace, pour en constituer une sorte de Modus Operandi universel. Ainsi, Muller, politologue néerlandais, l'un des principaux théoriciens du populisme, le définit comme une idéologie qui considère la société définitivement séparée en deux groupes homogènes et antagonistes « le peuple pur » contre « l'élite corrompue », et qui prétend que la politique devrait être l'expression générale de la volonté du peuple (Ref 3). Muller dégage deux traits fondamentaux du populisme : l'antipluralisme et le monopole de la représentation : « La revendication fondamentale de tous les populistes consiste à affirmer constamment ceci : Nous et seulement nous, représentons le peuple véritable » (Ref 4). Yan Algan et al dans « les origines du populisme » disent ceci : Une chose est sûre : le populisme est l'expression d'une crise politique (défiance à l'égard des institutions et déclin de l'idéal démocratique), économique (fossé de plus en plus grandissant entre riches et pauvres) et culturelle (une identité blessée compensée par la xénophobie) (Ref 5). Finalement, et pour reprendre Muller, un ensemble de traits caractérise la plupart des populismes : l'hostilité aux élites, aux institutions démocratiques et à l'opposition, la dissociation entre la démocratie et la représentation, la défense de la souveraineté contre la globalisation et le rejet du multiculturalisme (Ref 4). Toute ressemblance de ce qui est cité ci-dessus avec la situation actuelle en Tunisie ne serait, bien entenduque le fruit d'un malheureux hasard... Vous l'aurez remarqué, nous avons vécu ces derniers jours une vague de stigmatisation visant la communauté d'immigrants provenant d'Afrique subsaharienne. Une déferlante de propos haineux et racistes, partagés en boucle dans l'espace public ou sur ces véhicules ultra efficaces de la violence qu'on appelle les réseaux sociaux et suivis par des actes sur le terrain. Suite à cette campagne ignoble, dont on ignore si la provenance émane d'un plan orchestré ou si elle serait le fruit d'une spontaneité « innocente », l'on s'attendait de la part des pouvoirs publics et de nos hauts responsables à des messages incitant au calme, à la retenue, condamnant les propos racistes et xénophobes et appelant à ne pas tomber dans les amalgames stigmatisants, visant une communauté qui vit sur notre territoire, quelle que soit son appartenance géographique, ethnique, religieuse ou autre. Et voilà un exemple de discours auquel on s'attendait : « Nous constatons avec regret, la survenue ces derniers jours d'évènements qu'on peut qualifier de stigmatisants visant la population d'immigrants d'origine africaine subsaharienne en Tunisie, que ce soit dans l'espace public ou sur certains réseaux sociaux. Les autorités tunisiennes mettent en garde contre la dangerosité éventuelle de telles campagnes qui peuvent attiser la haine et les tensions communautaires entre individus. Nous rappelons à cet effet que la Tunisie a toujours été, et restera une terre d'accueil pour les immigrants quelle que soit leurs origines, et à fortiori celles provenant de pays africains amis, pour raisons diverses relevant du travail, des études ou autres statuts. Il est également à rappeler que les dossiers relevant de l'immigration clandestine et illégale seront traités d'une manière éclectique selon les exigences de la loi, dans le respect des droits humains et des traités internationaux en vigueur. La Tunisie se doit, pour traiter la question de l'immigration dans sa complexe globalité, de mettre en place les mécanismes nécessaires permettant d'accueillir les migrants par les voies légales en prenant en compte les équilibres fragiles touchant au marché local de l'emploi, les traités de collaboration bi ou multi latéraux avec des pays frères et amis et les considérations humaines de droits d'asile et des réfugiés ».
Au lieu d'un tel message, nous avons eu droit à un communiqué officiel de la présidence de la République (S'il vous plait !) tombant encore plus dans les méandres de la stigmatisation et parlant d'un projet ordonné de remplacement démographique, remontant au début du siècle !!! Délirant et complètement surréaliste !!! Comment la Tunisie, qui voit chaque année, ses enfants périr par dizaines ou centaines dans les abysses de la méditerranée, à la recherche d'un rêve perdu, d'un avenir qui se veut meilleur, souvent illusoire, peut infliger aux immigrants venant sur son sol les mêmes ignominies qu'elle dénonce vis-à-vis de ses propres ressortissants dans les pays étrangers et notamment eu Europe ??!! Quelle est l'explication d'un tel paradoxe ? La réponse se trouve, encore une fois, dans les traits caractéristiques des régimes populistes, comme décrit plus haut : « identité blessée compensée par la xénophobie », « défense de la souveraineté contre la globalisation », « rejet du multiculturalisme » ...Tout y est !! Et peut être est-il utile d'y rajouter les caractéristiques propres au populisme du président de la République en exercice Kaïs Saïed. Ceci a été décrit explicitement par Hamadi Redissi et al dans leur ouvrage « La Tentation populiste » publié au lendemain des élections de 2019. Je les cite : « K. Saïed n'est ni de gauche ni de droite. De la gauche il prend le conseillisme et de la droite le conservatisme. Il les moule dans un nationalisme arabe d'inspiration nassérienne. Il n'est pas lui-même extrémiste, mais il plait à tous les extrémistes ». « K. Saïed est un anti-étatiste ...Il veut réussir là où Marzouki a échoué : détricoter l'Etat Bourguibien post-colonial ». « Saïed envisage dans un pays qui n'est même pas un Etat de droit, un passage chimérique de l'Etat de droit à la société de droit ! » (Ref 6). Suivez les propos et commentaires de tout ceux qui soutiennent Kaïs Saïed dans l'espace public, les médias, les réseaux sociaux et vous allez constater que tout y est également !! Nous sommes donc bel et bien devant une mouvance idéologique, largement partagée dans la population tunisienne qui se base sur un conservatisme réactionnaire, un protectionnisme et un repli identitaire sans précédant. Et ceci explique pour beaucoup ce que nous sommes entrain de vivre ces derniers temps. Cette mouvance est elle prédominante ? Et dans quelle proportion ? Difficile de le savoir. Va-t-elle déterminer le visage de la Tunisie pour les prochaines années ou décennies ? Ou retrouvera-ton la Tunisie terre d'accueil, ouverte sur le monde, fière de son enracinement historique multiple, qu'elle a toujours été ? J'opte pour la deuxième option. Car il ne peut pas en être autrement ! Et je reprends les paroles de notre poète national Abou El Kacem Echebbi لا بد لليل أن ينجلي و لا بد للقيد ان ينكسر
Références : 1- « Predisposing Factors of Situational Triggers : Exclusionary Reactions of Immigrant Minorities » . American Political Science Review , 98/1 – 2004 p.35-49 2- S.Feldman « Enforcing Social Conformity : A theory of Authoritarism » .Political Psychology ,24/1 -2003 p.41-74 3- Cas Muddle, « The Populist Zeitgeist ? », in Goverment and Opposition , op.cit , p.544 4- Jan-Werner Muller , Qu'est ce que le Populisme ? Paris , Gallimard, 2016 , p.31 5- Yan Algan et al , Les origines du populisme , op.cit., pp.19-35 6- Hamadi Redissi et al , La Tentation Populiste , op.cit., pp 50