Les instituts de sondages le présentent comme la personnalité la plus honnie du pays. Ses partisans le présentent comme un géant charismatique à la popularité certaine. Quel est le poids réel de Rached Ghannouchi ? L'arrestation de Rached Ghannouchi a provoqué une grande vague de soutien à l'échelle internationale. Des Etats-Unis à la Malaisie en passant par l'Allemagne et la Turquie, on ne compte plus les communiqués des chancelleries condamnant cette décision de justice. À l'opposé, sur les réseaux sociaux tunisiens et dans plusieurs médias, l'arrestation du président d'Ennahdha a été bien accueillie et nombreux étaient les messages de joie mauvaise (chmeta) et les articles de presse rappelant le passé sulfureux du cheikh. Du côté des comptes islamistes sur les réseaux sociaux, on observe un silence poltron pour les résidents en Tunisie et, naturellement, un soutien indéfectible pour ceux à l'étranger. Pour ce qui est des partis et des ONG, on observe un silence prudent, contrairement aux précédentes arrestations de personnalités politiques. Même la très réactive Ligue des droits de l'Homme s'est tue. Commentant les différentes réactions, l'islamiste Rafik Abdessalem, gendre de Rached Ghannouchi, a exprimé une véritable colère lundi 24 avril, soit une semaine après l'arrestation. « La place politique tunisienne est caractérisée par beaucoup de contradictions et de combats idéologiques poussés par les instincts de haine et les campagnes médiatiques aveugles, a écrit M. Abdessalem. Il n'est pas étonnant que les élites, noyées dans les conflits, échouent à voir le poids réel des organisations, des partis et des personnalités. Pire, elles sont encore plus aveuglées quand elles insistent à transformer en nains les sommités et les nains en sommités. Qu'attendez-vous d'autre quand les médias leur disent que K2Rhym est un futur leader politique et que Rached Ghannouchi est une personnalité détestée. Quiconque a un minimum de bon sens et connait les abc de la politique et des politiciens, sait que Ghannouchi est un poids lourd intellectuel et politique. Le flux de mensonge et de haine ne change rien aux faits solides établis. Quand est-ce qu'ils vont arrêter leur jalousie ? ».
Loin de l'effervescence médiatique et des réseaux sociaux, il est utile de connaitre le poids réel du beau-père de Rafik Abdessalem en 2023. Les sondages sont unanimes pour dire que M. Ghannouchi est la personnalité la plus détestée en Tunisie. Sigma Conseil, Emrhod Consulting, Tunisia Survey disent la même chose. Ce ne sont donc pas les médias qui disent ça, mais les chiffres. À ce jour, et en dépit de ses gros moyens financiers, Ennahdha n'a commandé et publié aucun sondage qui dit le contraire. Ceci est un fait. Mieux que cela, l'ancien dirigeant d'Ennahdha et ancien ministre, Imed Hammami a déclaré à la radio que le cheikh était la personnalité la plus détestée en Tunisie. Rafik Abdessalem peut injurier les médias à sa guise, ces derniers n'ont fait que relayer les propos et les chiffres des uns et des autres.
Loin des sondages et des médias, il y a lieu d'observer le terrain, le seul et l'unique qui vaille quand on veut mesurer le poids politique de quelqu'un, en dehors des élections. Il y a douze ans, quand Rached Ghannouchi est rentré de Londres, il avait été accueilli par une véritable marée humaine à l'aéroport Tunis-Carthage qui l'a accompagné par le même hymne qui a accompagné le prophète : « talaâ al badrou alayna ». À la dernière manifestation à laquelle Ennahdha a appelé, le 14 janvier dernier, il y a eu aux alentours de dix mille personnes à l'avenue Habib Bourguiba. Et encore, car cette manifestation n'était pas exclusive à Ennahdha, mais à tous les opposants du régime. Il y avait toute la gauche, les ONG, les magistrats, etc. Nous estimons la part des islamistes dans cette manifestation à moins de 40%, y compris ceux du parti extrémiste Ettahrir. Toujours dans le concret, il est bon de rappeler que les appels à manifester lancés les 25 et 26 juillet 2021, juste après le putsch, sont restés quasiment sans réponse. Le leader d'Ennahdha était resté, en vain, des heures entières dans sa voiture en attente de ses partisans. S'il fallait bien montrer son poids sur le terrain, c'était bel et bien ce jour-là. Dernier rendez-vous en date, le 17 avril 2023 après son arrestation. Théoriquement, si Rached Ghannouchi était aussi populaire que le dit son gendre, il y aurait eu des milliers de personnes déferlant sur Tunis pour manifester leur soutien au cheikh. En dépit de la légèreté des motifs officiels pour lesquels il a été arrêté, il n'y a rien eu sur le terrain. Aucune manifestation devant la caserne d'El Aouina où il a été emmené dans un premier temps ou devant le Tribunal de Tunis où il a été transféré ensuite. C'est même tout le contraire, il y a eu quelques klaxons joyeux devant son domicile, la nuit de l'arrestation.
C'est une évidence, au fil des années Ennahdha a perdu de sa superbe de 2011. À l'époque, aux élections de la Constituante, le parti a obtenu quelque 1,5 million de voix, soit 37% des suffrages. Aux dernières élections auxquelles il a participé, il a difficilement récolté 561 mille voix, soit près de 20% des suffrages. Le responsable de cette chute drastique de popularité, c'est bel et bien Rached Ghannouchi qui, dans la foulée, s'est bien embourgeoisé et détaché de ses bases. Un ancien ministre et député d'Ennahdha, qui a quitté la vie politique depuis des années, témoigne en moquant : « le cheikh s'est laissé hypnotiser par le pouvoir et a oublié d'où il venait et qui l'a élu. Il a refait ses dents et on a dit ok. Il a porté la cravate et on s'est tu. Il lui est même arrivé de célébrer son anniversaire en grande pompe devant les caméras ! Les bases d'Ennahdha n'aiment pas du tout cela, ça ne leur ressemble pas du tout », dit-il. Pour ce qui est de la mobilisation des troupes, l'exercice est devenu de plus en plus difficile les dernières années et carrément impossible après l'arrestation de Noureddine Bhiri en février dernier. Il y a toute une logistique à observer, avec notamment les appels aux dirigeants locaux, les réservations de bus et les ravitaillements, dont M. Bhiri se chargeait. Et puis, les gens ont vu comment Rached Ghannouchi exerçait son pouvoir à l'ARP, durant son court mandat 2019-2021. Non seulement il n'a répondu à aucune des attentes des bases et n'a pas tenu ses multiples promesses électorales, mais c'est à cause de lui que le parlement a dégagé la pire image de son histoire au point de pousser le président de la République à faire son putsch. Un leader charismatique, qui a la confiance de ses troupes, ne se serait jamais laissé avoir ainsi. Or, preuve à l'appui, Rached Ghannouchi n'inspire plus la confiance des islamistes. Contrairement aux militants des périodes de Bourguiba et de Ben Ali, les militants de l'ère actuelle ne sont plus prêts à se sacrifier pour leurs dirigeants, non pas faute de conviction, mais faute de confiance. Le même Rached Ghannouchi n'a rien fait pour retourner la tendance. Pire, sa gestion despotique du parti et son entêtement à rester au poste de président avaient conduit, en septembre 2021, 131 dirigeants historiques du parti à claquer la porte. De grands noms, comme Samir Dilou ou Abdellatif Mekki, avaient décidé de partir car le dialogue était impossible. Rafik Abdessalem était, d'ailleurs, l'un des soutiens indéfectibles de Rached Ghannouchi lors de cette crise. Rafik Abdessalem peut accuser les médias de tous les maux et épingler les instituts de sondage, les faits sont têtus, les islamistes des bases n'ont plus confiance en leurs dirigeants qui ont prouvé, en douze ans d'exercice du pouvoir, qu'ils ne sont que des dirigeants comme les autres. C'est-à-dire égoïstes, limités et cupides.