Il est calculateur, il est fin tacticien, il est une poisse pour tous ceux qui l'approchent et se liguent avec lui, il est hypocrite... On ne trouvera jamais assez de qualificatifs reflétant avec exactitude le portrait de Rached Ghannouchi, président de l'Assemblée des représentants du peuple et président d'Ennahdha, tellement il se surpasse. Il est capable de vous dire la chose et son contraire tout en vous regardant droit dans les yeux en jurant de sa sincérité. Il peut vous poignarder dans le dos tout en vous souriant en face. Rached Ghannouchi est fort, très fort et fait partie des très rares personnes qui font vraiment de la politique en Tunisie. Samedi dernier, il adresse une lettre à Kaïs Saïed pour demander une rencontre entre les trois présidents. D'après lui, il s'agit là d'une volonté de recourir à l'unité et au dialogue pour sortir de la crise actuelle. Le discours est beau et on faillirait croire en sa sincérité si ce n'est que le lendemain, le même Ghannouchi se réunissait avec ses secrétaires généraux locaux pour mobiliser une marche nationale prévue samedi prochain. A quoi est destinée cette marche ? « C'est un message fort de la rue pour montrer qu'elle est du côté de l'Etat, qu'elle soutient les institutions et protège la Constitution pour contrer les forces qui cherchent à annihiler et faire dévier le projet démocratique », d'après Rafik Abdessalem, gendre et porte-parole officieux de Rached Ghannouchi. Le même Ghannouchi est donc capable d'envoyer, par la main droite, un message à Kaïs Saïed pour appeler à l'unité et à calmer les esprits puis, par la main gauche, envoyer un même message à Kaïs Saïed où il proclame la guerre !
Depuis quelques semaines, on voit sur les réseaux sociaux un véritable lynchage de Kaïs Saïed de la part des aficionados d'Ennahdha. Ces « mouches bleues » comme on les appelle n'ont aucune moralité et n'ont pas de limites quand il s'agit de dénigrer, d'injurier et d'insulter un adversaire politique ou un média hostile. Kaïs Saïed en fait les frais ces derniers mois et particulièrement ces dernières semaines depuis son refus d'organiser la cérémonie de prestation de serment des nouveaux ministres ayant obtenu la confiance des députés le 27 janvier dernier. En parallèle, on ne compte plus les déclarations et les publications des dirigeants d'Ennahdha et leurs pare-chocs dénigrant directement ou indirectement le président de la République. Depuis son palais de Carthage, Kaïs Saïed observe le manège des Nahdhaouis et leurs pare-chocs et reste imperturbable. Les islamistes ont beau hausser le ton, rien à faire, le chef de l'Etat n'a pas bougé d'un iota. Il continue de déambuler dans les marchés de fruits et légumes, il se permet des bains de foule à l'avenue Habib Bourguiba et à prétendre que le peuple est de son côté. A vrai dire, les sondages l'appuient dans son idée. Pour faire face à cette « insolence présidentielle », le président d'Ennahdha n'a pas trouvé mieux que de faire appel à la rue pour montrer au président que son parti, aussi, a le peuple à ses côtés. Est-ce vrai ?
Les chiffres sont têtus, les faits aussi. Pour les chiffres, Kaïs Saïed peut se targuer de 2,7 millions d'électeurs au deuxième tour de la présidentielle et de 620.000 au premier tour. Ennahdha, aux législatives, n'a obtenu que 561.000 voix. Soit moins que ce qu'a obtenu Kaïs Saïed au premier tour. Si on ajoute leurs pare-chocs (Karama et Qalb Tounes), la coalition de Rached Ghannouchi obtient 1,1 million de voix, soit très loin de la moitié de ce qu'a obtenu Kaïs Saïed. Du côté des sondages, Kaïs Saïed a 49% de popularité contre 11% pour Rached Ghannouchi, d'après le dernier sondage d'Emrhod Consulting. D'autres sondeurs créditent le président de la République de plus de 50%. Pour les faits, Kaïs Saïed peut se déplacer où il veut dans n'importe quel point du territoire sans aucun risque pour son intégrité physique. Il ne s'en prive pas d'ailleurs et il est souvent sur le terrain à côté du petit peuple. Une mosquée par ci, un marché par là et un bain de foule spontané entre les deux. Les rares incidents qu'il a rencontrés sont l'œuvre de Nahdhaouis. Rached Ghannouchi est incapable, quant à lui, d'aller prendre un café dans n'importe quel quartier de Tunis. A moins d'une organisation préalable. Il est incapable de descendre faire cent mètres à l'avenue Habib Bourguiba, ni ailleurs.
Tout cela, Rached Ghannouchi le sait, mais il est obligé de faire croire le contraire aux différents acteurs politiques nationaux et internationaux. Pour cela, il pense qu'il n'y a pas mieux que de mobiliser ses troupes en les soudoyant avec de petites enveloppes et des « Chocotom » (Chocotom est une marque tunisienne de biscuits, ndlr). Ennahdha en a distribué à ses manifestants en 2013 pour soutenir la troïka face à l'opposition conduite à l'époque par feu Béji Caïd Essebsi. Depuis, la marque est devenue emblématique pour qualifier les manifestants laudateurs qu'on paie à coups de paquets de biscuits. Or, et ceci aussi est un fait têtu, il n'y a aucune démocratie au monde où le pouvoir en place fait appel à la rue pour être soutenu. On ne voit cela que dans les Etats totalitaires ou policiers. Derrière cette idée figure, indéniablement, Mohamed Ghariani, ancien secrétaire général du RCD et actuel conseiller spécial de Rached Ghannouchi. Ghariani est de cette école qui pense que le fait de mobiliser la rue a de quoi faire changer la donne. Dans sa tête, la démonstration de force peut faire plier Kaïs Saïed dans le bras de fer qu'il mène contre le chef du gouvernement et Rached Ghannouchi. En envoyant une lettre au président de la République et en convoquant la rue pour samedi prochain, Rached Ghannouchi pense pouvoir mettre Kaïs Saïed au pied du mur. Il entend montrer à l'opinion publique nationale et aux observateurs internationaux que c'est le président de la République qui est à l'origine du blocage et qui empêche le gouvernement de travailler. Il entend montrer à tous que le gouvernement bénéficie d'un soutien populaire. Ceci pourrait être vrai si les soutiens étaient spontanés et non intéressés. Ceci pourrait être vrai si Kaïs Saïed n'avait pas la sympathie de la rue. La vérité est plus amère. Les observateurs nationaux et internationaux ne sont pas nés de la dernière pluie et ils savent distinguer un manifestant sincère d'un manifestant mobilisé avec une enveloppe de 30 dinars et un paquet de Chocotom. Samedi prochain, le ballet des Chocotom ne convaincra personne car personne n'est convaincu que le pouvoir actuel mérite d'être massivement soutenu.