Grande colère à Sfax, manifestation à Redayef. Les deux villes ont la réputation d'être des déclencheuses de révolutions et leur colère devrait inquiéter le régime de Kaïs Saïed. Ce ne sont pas encore les grosses manifestations et les émeutes de 2008, mais il y a un capital de colère qui risque de bien grandir dans les jours à venir à Redayef, ville minière de 28 mille habitants au sud-ouest de la Tunisie. Chercheur spécialisé dans les mouvements terroristes, ancien prisonnier politique condamné pour sa participation active dans les émeutes de 2008, Abid Khlifi originaire de la région témoigne pour Business News. « Nous avons passé l'aïd sans eau et c'est frustrant, très frustrant ». C'est ce problème récurrent de l'eau qui a déclenché la manifestation du lundi 3 juillet 2023 à laquelle ont pris part un millier de personnes. Devant le poste de police de la région, on a crié des slogans hostiles au régime et, particulièrement contre le président de la République qualifié de lâche et, selon certains, de menteur. « La moitié de la ville est sans eau depuis dix jours. Sa disponibilité est intermittente depuis des mois. Elle revient deux-trois jours puis elle est coupée pendant deux semaines. Le gouverneur, la Sonede et la CPG ne cessent de se renvoyer la balle », nous dit M. Khlifi. Le cas de Redayef est emblématique et Kaïs Saïed est conscient de son importance. Le 24 juillet 2021, la veille de son putsch, il était sur les lieux pour leur promettre de trouver une solution à la problématique de l'eau et de l'hôpital. Deux ans après, la promesse n'a pas été tenue. Il est revenu dans la région, le 14 juin dernier, mais il ne leur a présenté que des solutions illusoires provoquant la moquerie de son auditoire de fortune. Partant, la colère des habitants devient plus que légitime. Surtout, ils ont cessé de faire confiance à un président qui commence à prouver qu'il n'a que des promesses en l'air. Outre l'eau, la région souffre de nombreuses pénuries comme le reste des régions tunisiennes. Si, pour certaines denrées, comme le café et le sucre, on recourt à l'Algérie voisine (trente kilomètres), le problème reste entier pour plusieurs médicaments et même le pain, disparu dès les premières heures les jours de la semaine dernière coïncidant avec l'aïd.
Redayef n'est pas la seule à gronder, Sfax est sur la même voie. Dans cette grande ville de près d'un million d'habitants, considérée comme la capitale du sud, il y a également des problèmes récurrents d'eau. L'aïd a été particulièrement éprouvant pour les ménagères grandes consommatrices d'eau pour les besoins du mouton du sacrifice. Mais l'eau est loin d'être l'unique problème de Sfax. En plus des problèmes de pénuries, comme le reste du pays, la ville souffre depuis près de deux ans de problèmes de collecte d'ordures et se trouve envahie par les déchets et les saletés. Elle souffre également de la présence massive de migrants subsahariens clandestins, de passage à Sfax, pour embarquer vers l'Europe depuis des ports de la région, notamment celui de Louza à Jebeniana. Ils viendraient tous de l'Algérie et on ignore comment sont organisés les transferts et le pourquoi du choix de Sfax. Des altercations régulières sont observées ente les autochtones et les migrants à cause du changement radical de la physionomie du centre-ville. Conscient de la problématique, Kaïs Saïed a effectué une visite inopinée dans la région le 10 juin dernier et est allé à la rencontre des migrants. Tout comme Redayef, et comme de coutume, le président de la République a parlé, mais n'a présenté aucune solution tangible. Pire, il laisse la région sans gouverneur depuis le mois de janvier et n'arrive toujours pas à lui trouver de successeur. Kaïs Saïed semble clairement inconscient de l'importance du poste et procède aux limogeages d'une manière arbitraire sans solution de rechange immédiate. Ainsi, il a limogé Anis Oueslati en août 2021 laissant le poste vacant jusqu'à novembre 2021 date à laquelle il nomme Faouzi Mrad qu'il limoge en mars 2022. Il attendra le mois de juin pour nommer Fakher Fakhfakh à sa place. Ce dernier s'illustre par ses propos extravagants et ses appels insensés. Alors que la ville croulait (et croule encore) sous les déchets, il déclare publiquement qu'elle était la plus propre de la planète. Il appelle à la fermeture de Facebook, il enregistre ses visiteurs à leur insu, y compris les ambassadeurs et les ministres qu'il reçoit et ambitionnait de transformer la ville en Dubaï de l'Afrique du Nord. Face à son incapacité de résoudre le moindre problème, même pas celui des déchets, il a été limogé en janvier dernier, soit six mois après sa nomination. « La faute n'est pas la sienne, mais à celui qui l'a nommé », s'exclame un homme d'affaires sfaxien qui n'avait pourtant pas d'animosité particulière à l'encontre du président de la République. Cette absence de gouverneur, l'accumulation des problèmes et l'impossibilité de trouver une solution efficace à la présence massive des migrants subsahariens, fait que la colère devient sous-jacente à Sfax. « La situation est dramatique et présage des pires scénarios », témoigne Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Pour le moment, on ne manifeste que contre les migrants. Certains chroniqueurs et journalistes pro-régime montent en épingle le sujet des migrants pour camoufler les vrais problèmes de Sfax. On entend même des déclarations racistes sur les ondes de certaines radios. Pourtant, force est de rappeler que les problèmes de la région sont bien antérieurs à l'arrivée massive des migrants et que ni le pouvoir régional, ni central n'ont réussi à les résoudre, ne serait-ce que celui des déchets, réputé le plus simple de tous.
Loin de Redayef et Sfax, on observe peu à peu de la colère dans d'autres régions de la Tunisie. Le fait nouveau est qu'on commence à accuser Kaïs Saïed lui-même d'être incompétent. Pendant longtemps, on croyait à ses propos quand il accusait les comploteurs, les spéculateurs, les corrompus, les politiciens d'être à l'origine des problèmes. On fermait les yeux et on justifiait sa politique répressive et son utilisation de la police à tout va. Sauf que là, après avoir jeté tous les « méchants » en prison, il n'a plus de bouc-émissaire et commence à approcher son dos du mur. À Tunis, et ailleurs, dans les longues files d'attente devant les boulangeries, son nom est cité de plus en plus. Les gens commencent à comprendre et à croire aux analyses des quelques médias et politiciens qui ne cessent d'épingler l'incompétence de Kaïs Saïed. La vérité met du temps pour arriver à la surface, mais elle y arrive toujours. La prise de conscience n'est pas générale, loin de là, mais elle gagne du terrain au fil des pénuries et des coupures. Cette grogne commence par être audible à Sfax et à Redayef et l'Histoire stipule que ces deux régions ont toujours été des poudrières. Si Kaïs Saïed ne trouve pas immédiatement des solutions concrètes à ces deux régions, la grogne et les manifestations se généraliseront sur l'ensemble du pays dès la fin de l'été et, au maximum, la fin de l'année.