La revue de presse de l'actualité présidentielle demeure sensiblement la même, rien de ce que fait le président n'est mis en valeur et n'est porté à son actif. Les médias mainstream minimisent ce qui est positif et montent en épingle ce qui est négatif. La faute aux médias ou au président lui-même qui refuse d'avoir un spin doctor à ses côtés ? Spin doctor est une expression anglo-saxonne désignant un conseiller en communication et marketing, le plus souvent en politique. Il s'agit essentiellement d'influencer l'opinion publique sur un personnage politique en usant de différentes techniques de communication. Celui qui a bien excellé au poste est incontestablement Mofdi Mseddi qui a conseillé trois chefs du gouvernement et un président de l'assemblée (Mehdi Jomâa, Youssef Chahed, Hichem Mechichi et Mustapha Ben Jaâfar). Celle qui a lamentablement échoué au poste est incontestablement Rachida Ennaïfer, ancienne conseillère de l'actuel président de la République Kaïs Saïed. Dans ses annales, on retient cette formule, elle ne travaille pas en dehors des horaires administratifs et les week-ends et les journalistes qui veulent la joindre, doivent passer par le standard. Las de son expérience avec Rachida Ennaïfer, Kaïs Saïed n'a nommé personne au poste depuis son limogeage en octobre 2020, soit moins d'un an après son accession au pouvoir. À vrai dire, il ne voit pas trop l'utilité du poste de spin doctor et toutes ces techniques de communication moderne. Kaïs Saïed travaille à l'ancienne, rédige lui-même ses communiqués de presse et préfère communiquer directement avec le peuple via les réseaux sociaux quitte à user d'un vocabulaire éculé et rébarbatif.
L'absence de stratégie de communication est une stratégie en elle-même. Elle a été utilisée, quelque part, par l'ancien président américain Donald Trump ainsi que de l'actuel président mexicain Andrés Manuel López Obrador (Amlo). Cette stratégie saugrenue part de l'indéniable constat que les médias (notamment mainstream) sont rejetés par le peuple et qu'ils sont là juste pour manipuler l'opinion publique. Dans l'inconscient collectif, le poste de spin doctor porte une connotation négative, puisque la pratique a montré que les spin doctor n'agissent pas toujours de façon morale. Donald Trump a usé de ce filon à volonté et a très souvent ciblé les grands journalistes américains. Il communiquait directement et quotidiennement avec le peuple via les réseaux sociaux, et essentiellement Twitter. Idem pour son homologue mexicain qui fait un direct télévisé du lundi au samedi se passant superbement des journalistes et des spin doctor. À sa manière, Kaïs Saïed fait la même chose. Plutôt que de convier des journalistes pour des séances off et des conférences de presse, à l'instar de l'écrasante majorité des dirigeants de ce monde, Kaïs Saïed préfère convoquer un de ses ministres et faire des monologues dans lesquels il glisse ses messages théoriquement subliminaux. À défaut, il rédige des communiqués de presse dans un arabe qui se veut littéraire en usant, souvent, des mêmes termes, le tout publié à des heures tardives sur Facebook. Tout comme Trump et Amlo, Saïed aromatise ses communiqués et ses speechs d'injures directes et indirectes contre ses adversaires politiques. Et tout comme eux, il est clivant. C'est-à-dire à l'exact inverse de ce que stipulent les sciences de communication et de ce que conseillent, généralement, les spin doctor.
Cette stratégie de communication a ses avantages. Son côté direct et populiste rend son utilisateur audible, crédible et populaire auprès de la masse. Indéniablement, c'est le cas de Donald Trump, Amlo et Kaïs Saïed. Dans tous les sondages d'opinion, le trio dépasse les 50% de popularité et on prend les propos du président pour du coran (ou de l'évangile). En même temps, et ceci est une constante, le trio est décrié par les médias mainstream et la classe dite intellectuelle. Peu importe, les critiques acerbes des médias sont considérées comme des éloges et des faire-valoir pour ces présidents. Le fait même que les médias vous critiquent est la preuve que vous êtes dans la bonne direction. Ces présidents alimentent et surfent sur l'idée que les médias (et les intellectuels) sont vendus et corrompus par le capital libéral ennemi du peuple. Très souvent, Kaïs Saïed a épinglé ces parties qui appauvrissent et affament le peuple et ces médias qui réclament la liberté d'expression, alors qu'ils n'ont même pas la liberté de pensée. Les médias ont beau démentir et apporter les preuves des mensonges présidentiels, ils ne font pas le poids devant les propos directs des présidents populistes. En dépit de ses quelques avantages à court terme, cette stratégie ne saurait se transformer en politique sur le long terme. Autrement, elle aurait été utilisée par tous les présidents du monde. Ses défauts sont nombreux et les présidents ont beau jouer le déni, ils auraient évité plusieurs scandales s'ils avaient des spin doctor et s'ils avaient entretenu des relations cordiales, ou au moins apaisées, avec les médias.
Sans revenir sur les presque quatre ans de la présidence de Kaïs Saïed, l'actualité des dernières semaines du Président met en exergue le grand vide laissé par ce poste de spin doctor. Le dernier exemple en date est celui du mémorandum d'entente signé en grande pompe avec l'Union européenne. Ce mémorandum a été décrié, quasi unanimement, par la presse nationale et internationale. Pourtant, force est de noter que le président tunisien a réussi l'exploit d'imposer ses volontés aux dirigeants européens. En l'espace de quelques jours, la présidente du conseil italien, Giorgia Meloni, lui a rendu visite trois fois. Deux fois pour la présidente de la commission européenne et du chef du gouvernement néerlandais. N'importe quel spin doctor aurait mis en exergue l'aura internationale du président de la République et sa force de frappe à un moment où l'intelligentsia pariait sur sa fin et la faillite de l'Etat. Si l'épisode européen reste hypothétique, il n'en est pas de même sur les grosses gaffes de la présidence de la République qui ont provoqué l'émoi et les moqueries. Ainsi le cas de la vidéo de la membre de la commission de conciliation (limogée depuis) qui, devant les caméras de la présidence, ridiculisait le chef de l'Etat en lui parlant de sommes extravagantes que la commission s'apprête à récupérer. Pendant des semaines, les Tunisiens s'en sont donnés à cœur joie pour se moquer de Kaïs Saïed et de la membre en question. Jamais une pareille vidéo n'aurait été diffusée si Kaïs Saïed avait un spin doctor à ses côtés. Autre scandale, qui a provoqué un émoi international, le communiqué dans lequel le président de la République épingle les migrants subsahariens, suspectés d'après lui de chercher à changer la composition démographique tunisienne. Sa plus grosse gaffe reste, indéniablement, les erreurs grotesques contenues dans le projet de constitution qu'il a rédigé tout seul ! Une constitution publiée sous forme calligraphique empêchant ainsi son exploitation numérique (pour la recherche de mots par exemple). Il ne se passe pas une semaine sans que le président de la République ne mette les pieds dans le plat sans possibilité de rattrapage à cause de l'absence de conseiller. Pour cette semaine, on a eu droit au communiqué de la rencontre, mardi dernier, avec la ministre de la Culture. Le président de la République parlait d'un incident au Festival de Carthage où un humoriste a osé parler sur scène de phallus. Un humour décalé qui choque les uns et amuse les autres, mais qui ne devrait, en aucun cas, intéresser un président de la République. Quand bien même il l'intéresserait, le chef de l'Etat ne peut pas donner l'image de quelqu'un qui s'occupe de ce genre de futilités et de qui se passe dans un festival. Sauf qu'il n'y a personne pour arrêter Kaïs Saïed dans son délire.
Inconscient des avantages de la profession de spin doctor, méconnaissant les techniques basiques de communication, non ouvert sur le monde moderne, Kaïs Saïed agit en estimant qu'il est capable de jouer le rôle et de remplir les fonctions de directeur de communication. Il se réjouit de cette communication directe avec le peuple et joue à l'autruche quand il y a un scandale. Au mieux, il envoie quelques-uns de ses aficionados pour lancer des ballons d'essai ou des justifications alambiquées. C'était le cas avec le gros mensonge de l'adhésion de la Tunisie aux Brics. Idée montée de toutes pièces pour soi-disant, faire pression sur l'Union européenne. Pour le moment, la stratégie de Kaïs Saïed fonctionne à merveille avec la masse populaire, aussi inconsciente que lui des techniques modernes du monde politique. Tôt ou tard, cependant, la science finit par l'emporter sur le charlatanisme et la vérité finit par l'emporter sur le mensonge. C'est une constante vérifiée à toutes les époques.