Joyeux ramadan à tous mes lecteurs musulmans, spécialement ceux qui sont pieux toute l'année. Mois de la goinfrerie et du gaspillage par excellence, ramadan est aussi le mois de la fête, des réunions familiales à la rupture du jeûne et des sorties nocturnes entre amis. Malgré son caractère bienveillant, ramadan a comme un goût amer cette année à cause de ce qui se passe dans le pays, entre pénuries, inflation et injustices. On ne peut pas être totalement heureux quand son pays va mal et quand on sait qu'il y a des compatriotes injustement incarcérés depuis plus d'un an. Il s'appelle Khelifa Guesmi, il est jeune journaliste, il a été condamné à cinq ans de prison pour avoir refusé de révéler la source d'une information vérifiée et jeté en prison le 3 septembre 2023. Le 6 mars 2024, la cour de cassation décide d'annuler le verdict et de le libérer. Justice a vaincu ? Certes, mais qui va dédommager Khelifa des cinq mois et trois jours passés derrière les barreaux ? Idem pour son informateur, un brave officier de la lutte contre le terrorisme dont le seul tort est d'avoir voulu partager sa joie de réussir une opération antiterroriste. Le cas de Khelifa et de l'officier devrait interpeller l'ensemble de la société tunisienne, car il met en exergue une défaillance judiciaire monstrueuse et fatale qui peut nuire à tout un chacun. Ça n'arrive pas qu'aux autres, détrompez-vous.
Dans les pays civilisés et qui se respectent, qu'ils soient démocratiques ou pas, la justice est un pouvoir à part entière. Elle est la base de tout l'édifice et elle met à égalité gouvernants et gouvernés. Tout citoyen, quel que soit son statut, a droit à une justice aveugle et indépendante. Dans ces pays, le parquet et la défense sont sur le même piédestal et il est inimaginable qu'un magistrat favorise une partie sur l'autre. Dans ces pays, on considère comme scandale quand un juge prononce un verdict en première instance et qu'un verdict contraire est prononcé en appel. Les deux magistrats sont appelés à rendre des comptes et à se justifier car, forcément, l'un des deux a tort. L'innocence de Khelifa Guesmi est éclatante et il n'y a pas un média privé qui n'a pas relevé l'injustice qui l'a frappé. Mais c'est dans les tribunaux et non dans les médias qu'on décide qui est innocent et qui est coupable. Que conclure alors lorsque, dans ces mêmes tribunaux, on a un magistrat qui condamne à une lourde peine de prison et qu'un autre décide le non-lieu ? Il y a incontestablement quelque chose qui ne tourne pas rond dans ces tribunaux.
La réponse n'est un secret pour personne, nos magistrats sont aux ordres du pouvoir exécutif et n'ont aucune considération pour leur noble profession (la plus noble de toutes à mes yeux). Ils préfèrent jeter en prison un innocent plutôt que de subir les affres de leur ministre. Ils n'ont cure d'être désavoués par leurs pairs, en appel ou en cassation, et ne se rendent même pas compte que leur honneur de juge a été frappé. Que leur profession soit considérée comme une simple fonction par le pouvoir exécutif ne les dérange guère, tant qu'ils tirent leur épingle du jeu. Pour justifier leur soumission au pouvoir exécutif, ils ont un mot qui résume tout et ils l'ont dit, en off, aux avocats et aux dizaines d'innocents qu'ils ont jetés en prison : « khobza ». La « khobza » veut littéralement dire pain en dialectal tunisien. Contextualisé, le mot renvoie au fait que l'on est obligés de subir, en rechignant ou pas, les contraintes de son travail. En évoquant le mot « khobza », les magistrats soumis veulent convaincre leurs interlocuteurs qu'ils sont obligés d'exécuter les ordres du pouvoir exécutif, s'ils ne veulent pas risquer des sanctions à leur tour. Et c'est là où le bât blesse.
C'est une vérité, et on ne peut pas la nier, le régime est tyrannique et a sanctionné des dizaines de magistrats indépendants qui ont pris des décisions déplaisantes aux yeux du président de la République et de sa ministre. En mai 2022, 57 magistrats ont été révoqués dont 47 seraient innocents. À ce jour, en mars 2024, on opère des mouvements de magistrats en dehors de la période classique des mouvements à la rentrée judiciaire. Certains magistrats, en plein milieu d'année scolaires, ont été mutés à des centaines de kilomètres de leur domicile, juste parce qu'ils ont refusé d'exécuter des ordres. Tout cela est vrai et connu de tous les magistrats, mais est-ce que ça justifie, pour autant, de se cacher derrière la « Khobza » pour trahir la noblesse de sa profession et jeter des innocents en prison ? Ce qui est valable pour certains magistrats est également valable pour certains journalistes (supposés être représentants du 4e pouvoir), notamment ceux du secteur public. Nos confrères, aussi, se cachent derrière la « Khobza » pour justifier leur contenu propagandiste du régime et leur silence face aux injustices subies par des centaines de nos compatriotes.
Certaines professions ont des particularités et c'est ce qui fait qu'elles sont différentes des autres. Quand on choisit d'y faire carrière, on doit à l'avance connaitre les risques et les contraintes du métier. Un homme qui a choisi d'être boulanger n'a pas le droit de se plaindre de se réveiller à quatre heures du matin pour préparer le pain. Un homme qui a choisi d'être médecin ne peut pas se plaindre qu'une urgence survient alors qu'il est en plein dîner amoureux. Un homme qui a choisi d'être dans l'armée ne peut pas se plaindre qu'il risque la mort quand il va sur la ligne de front. Tout comme ces bonnes gens, un homme qui a choisi d'être magistrat n'a pas le droit de craindre les affres du régime despotique. Idem pour les journalistes et les politiciens. Si tu n'es pas matinal, ne deviens pas boulanger. Si tu crains la mort, ne deviens pas militaire. Si tu n'aimes pas qu'on te dérange dans tes réunions familiales, ne deviens pas médecin. Si tu crains la prison, ne deviens pas journaliste ou politicien. Si tu crains la mutation ou la révocation, ne deviens pas magistrat. Je le répète, certaines professions ont des particularités. Rejoindre ces professions signifie automatiquement et obligatoirement l'acceptation de leurs risques et de leurs contraintes. Tu ne peux pas, décemment, tirer les bénéfices de ta profession et refuser en même temps de subir ses conséquences. C'est affligeant et honteux. Si tu tiens vraiment à ta « Khobza », change de métier et ne salis pas une noble profession !