« Le modèle de société est menacé ». C'est une phrase que l'on entend souvent ces dernières années. Elle est prononcée par tous ceux qui craignent que la société – telle qu'ils la perçoivent – change en un schéma dans lequel ils ne se reconnaitraient plus. Ce modèle de société peut être impacté par une « apologie » du port du voile à l'école, une « banalisation » des débats sur l'identité du genre avec les enfants ou un « assaut » fait par des migrants subsahariens dans le pays. Il suffit que l'un de ces sujets soit abordé pour que les poils s'hérissent. On est même prêt à plonger la tête la première dans les intox liées aux débats identitaires d'autres peuples. Tous les éléments « intrus » sont menaçants et donc sujets à débat.
La notion d'identité nationale est le sujet clivant par essence. Elle divise, hérisse et suscite des débats politiques les plus déchaînés. Souvent liée à la religion dans notre pays, elle est d'autant plus complexe. Politiquement, les pouvoirs qui se sont succédé ont tous, ou presque, frôlé la question identitaire. Moncef Marzouki, premier président post-révolutionnaire – si on fait abstraction du très bref passage de Mohamed Ghannouchi -, avait jeté un pavé dans la mare dès son discours d'investiture en classant les femmes tunisiennes en « mouhajjabat » [voilées] et « safirates » [celles ne portant pas le voile]. Après lui, Béji Caïd Essebsi avait été celui qui a le plus abordé la question identitaire. Il l'avait associée à l'époque Bourguiba et joué sur, à la fois, le sentiment de nostalgie, mais aussi de méfiance, face à la montée islamiste de l'époque. Après feu BCE, Kaïs Saïed s'était lui aussi, essayé au débat identitaire en jouant les équilibristes entre sa vision conservatrice et son rejet des islamistes.
Le problème c'est que, ces dernières années et depuis l'avènement de la révolution de 2011, aucun réel débat sur la supposée identité de la société n'a été engagé. Les conservateurs et les islamistes tâtaient encore le terrain profitant d'un soupçon de vent favorable. Les progressistes, eux, n'ont jamais réellement eu le courage de leurs opinions. Avec la peur de choquer et, donc, de se faire entièrement rejeter, les questions importantes ont souvent été édulcorées et adoucies, sous un enrobage traditionnaliste et religieux. L'idée était de les faire « passer en douceur ». L'opinion publique ressort la question de l'identité à chaque événement d'apparence anodin, mais susceptible d'y toucher, ou célébration de fête culturellement « intruse ». Preuve que la question n'est pas encore réglée dans l'esprit collectif. Elle dérange encore, elle agite.
Le port du voile dans les établissements éducatifs menace-t-il réellement la civilité de l'Etat ? Evidemment que non, tout comme un livret abordant les questions du genre et la multiplicité des orientations sexuelles, ne pourrait compromettre la vision traditionnaliste et conservatrice de la société, à laquelle certains s'attachent encore. Aujourd'hui encore, certaines questions sont abordées avec beaucoup de prudence. Face à l'argument religieux, celui d'une supposée majorité musulmane, certains n'osent pas réclamer un débat de raison. Un débat qui garantirait le « vivre-ensemble », qui ne serait pas basé sur les croyances d'une supposée majorité et sur les supposées croyances que les autres se doivent absolument d'avoir à cause de leur histoire et de leur situation géographique. Dans les plus grandes démocraties du monde, le débat identitaire n'est pas près de finir. Il est souvent et en permanence alimenté par des faits d'actualité et des mouvements de société. En Tunisie, il gagnerait à être amorcé. On avait discuté de la liberté de conscience dans la constitution de 2014, avant que la référence à l'islam y soit renforcée dans celle de 2022. On avait débattu de l'égalité dans l'héritage en 2019 avant qu'elle soit enterrée en 2020. Certains pays débattent aujourd'hui encore de leur identité. La France comme exemple. Dans ce pays dans lequel un « grand débat » sur l'identité a été organisé il y a quelques années, la notion est pourtant nouvelle. Selon les historiens, elle n'existerait même pas avant les années 80. Quarante ans après, ce sont près de trente ouvrages qui discutent de l'identité nationale, publiés en France depuis 2000. Bien avant cela, la notion avait émergé aux Etats-Unis dans les années 60. La notion d'identité avait d'abord, et sans surprise, été appliquée aux populations marginalisées, donc principalement les femmes et les Noirs. C'est d'ailleurs toujours le cas. Dans chaque pays où on évoque l'identité nationale, ce sont les populations les plus « fragiles » qu'on désigne du doigt. Fragiles, car victimes de discrimination. Cette identité leur permettait de « retourner le stigmate qui les différenciait en le réinventant en élément de fierté », note l'historienne française Anne-Marie Thiesse, auteur de La Création des identités nationales. Europe XVIIIe - XXe siècle (Seuil, 1999).
En Tunisie, les choses ne sont pas bien différentes. Les femmes, sont aujourd'hui le sujet premier de cette question identitaire. Celles qui portent les stigmates liées à un voile arraché sous la dictature ou celles qui vivent dans la crainte d'un retour à des pratiques qu'elles croyaient révolues. Le hijab étant l'un des éléments centraux. Encore une fois, l'on place beaucoup trop d'enjeux sur le corps des femmes et la manière avec laquelle la société voudrait qu'elles se vêtissent. Le sombre souvenir de jeunes filles, élèves et étudiantes, et d'enseignantes adultes humiliées à l'entrée des établissements éducatifs car obligées, parfois de force, d'ôter leur voile pour pouvoir étudier ou enseigner, plane encore au-dessus de nos têtes. Le sombre souvenir des années où la laïcité, incomprise et diabolisée, avait été perçue comme insulte plane, lui aussi, encore au-dessus de nos têtes. Les minorités sexuelles aussi portent les stigmates de cette même identité. Leur existence même est compromise dans une société qui refuse encore de les reconnaitre comme membres à part entière. Les « minorités » religieuses aussi devraient faire partie de ce débat. Nous ne parlons pas de celles auxquelles on « consent » une différence liée à une appartenance à une autre culture ou nationalité. Mais, de ceux qui, en toute conscience, ont choisi leurs croyances, leur religion, leur spiritualité, ou l'absence de tout cela. Ceux-là mériteraient d'en parler sans que la supposée majorité ne vienne leur asséner leur religion comme argument définitif.
Nous avons du retard à rattraper sur ce débat. Beaucoup de retard.