La manifestation de soutien au président de la République qui s'est tenue ce dimanche sur les marches du théâtre municipal n'a pas été franchement grandiose. Contrairement à ce qui avait été annoncé, elle n'a pas été la grande parade, la démonstration de force qui réunirait un million de personnes comme le prédisait certains. Les appels propagandistes sur les réseaux sociaux et le grand ramassage par bus dans les régions n'ont pas suffit. Cette manifestation a été juste une de ces manifestations ordinaires, comme on a eu l'habitude de voir ces derniers mois, qui a réussi à animer, un tant soit peu, l'artère principale de la capitale en cette matinée maussade de mois de mai.
Elle a montré surtout que le désamour du citoyen avec les formations politiques de tous bords, quelles en soient les appellations, est bien réel. Quoi qu'on dise, il est évident que dans la Tunisie d'aujourd'hui, les syndicats restent les seuls cadres capables de rassembler leurs adhérents et de mobiliser les foules. La démonstration faite par les avocats tunisiens à l'occasion de leur grève générale observée jeudi dernier est éloquente. Quant aux différents rassemblements organisés par la centrale syndicale, l'UGTT, ils sont franchement édifiants.
La manifestation de soutien au président aujourd'hui rappelle qu'au temps de la dictature, afin de fêter le « changement », des rassemblements grandioses avec des milliers de participants, tous frais payés, sont organisés. Même les taxis de Tunis sont mis à contribution et défilaient dans les rues de la capitale, le portrait de Ben Ali sur le pare-brise. On sait maintenant que ces manifestations, parce qu'elles n'étaient pas sincères, n'ont servi à rien et le régime de Ben Ali s'est effondré à la première secousse populaire sérieuse.
Cela confirme une vérité : la rue accepte mieux les manifestations des contestataires que les manifestations des courtisans hypocrites. Au baromètre de la sincérité, le cri de la colère porte plus loin. La manifestation de soutien de ce dimanche n'a pas été donc la réponse espérée par ses organisateurs au rassemblement des avocats le jeudi dernier.
Mais cela n'a aucune importance. Ce qui est important par contre, c'est comprendre que ce n'est pas par manifestations interposées qu'on peut résoudre les problèmes du pays. Il est urgent de stopper cette logique suicidaire de fragmentation de l'unité populaire. Il est absolument nécessaire de s'abstenir d'utiliser la rue comme cadre de règlement de conflits. Un jour, l'irréparable sera atteint et la rue deviendra le cadre de confrontations physiques entre des groupes de Tunisiens montés les uns contre les autres. Pour ceux qui font semblant de ne pas savoir, la confrontation entre des groupes de la population s'appelle une guerre civile. Ils doivent savoir aussi que dans une guerre civile, il n'y a pas des vainqueurs et des vaincus. Il n'y a que des victimes, des plaies qui ne se referment que difficilement et des cicatrices ineffaçables.
Dans la Tunisie moderne, il y a eu souvent des crises entre les pouvoirs en place et leurs oppositions politiques ou sociales. Mais il y a toujours eu des femmes et des hommes, des intermédiaires ou des sages qui s'interposaient entre le pouvoir et ses détracteurs. Forts de leur statut moral, ils réussissaient souvent à éviter le pire et à encourager la reprise des négociations pour régler les conflits. Wassila Bourguiba faisait partie de ces sages intermédiaires. Les plus connus étaient Dr Sadoun Zmerli et Hassib Ben Ammar. Paix à leurs âmes. Ils nous manquent cruellement pour stopper cette frénésie délirante.
Quelques personnalité publiques, respectées et écoutées par tous auraient pu jouer ce rôle crucial d'intermédiaire entre le président Kaïs Saïed et ses détracteurs. Malheureusement pour le pays, l'ancien chef de gouvernement Habib Essid et l'ancien président Mohamed Ennaceur sont desservis par une santé fragile et un âge avancé. Le recteur Iyadh Ben Achour a été délibérément mis dans l'opposition. Quant au recteur Sadok Belaïd, il a été intentionnellement humilié en public.