Le 6 avril 2023, à Monastir, lors de la cérémonie commémorant le 23ᵉ anniversaire du décès de Habib Bourguiba, Kaïs Saïed a révélé pour la première fois ses choix économiques. Profitant de cette occasion solennelle, il a exprimé une opposition ferme aux « diktats du FMI », les qualifiant d'« inacceptables », tout en insistant sur la nécessité pour la Tunisie de « compter sur nous-mêmes » afin de relever ses défis économiques. En rejetant le programme négocié par son propre gouvernement avec le FMI, Kaïs Saïed semblait escompter que les pays alliés et amis de la Tunisie, ainsi que les institutions multilatérales, continueraient à financer les besoins budgétaires du pays. Cependant, cette stratégie s'est avérée infructueuse. En effet, la quasi-totalité des bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux ont conditionné leur soutien à la mise en place d'un programme avec le FMI.
Depuis lors, la situation économique du pays s'est fortement détériorée, marquée par des tensions budgétaires croissantes, une inflation persistante, un chômage élevé et un endettement public en constante progression. Pour répondre à la directive de Kaïs Saïed visant à « compter sur nous-mêmes » et éviter les « diktats du FMI », les gouvernements successifs ont exploré diverses solutions de financement. Ces initiatives incluent une augmentation de la pression fiscale, un recours excessif au financement bancaire, des émissions d'emprunts nationaux, et même un recours aux financements directs du Trésor par la Banque Centrale de Tunisie (BCT).
Toutefois, l'idée de lancer un programme de réformes structurelles impliquant, entre autres, une compression des dépenses budgétaires et une réduction du rôle de l'Etat dans l'économie demeure un sujet tabou.
Dans ce contexte difficile, et face à l'absence de soutien budgétaire significatif de la part des pays alliés et amis, la Tunisie se voit contrainte de solliciter des financements extérieurs à des conditions particulièrement coûteuses. Ainsi, l'Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) a approuvé, le 27 décembre 2024, un accord de prêt au profit de l'Etat, signé entre la BCT et Afreximbank, pour un montant de 500 millions de dollars. Cet emprunt soulève de nombreuses interrogations, tant sur son coût effectif que sur les risques qu'il engendre, ainsi que sur la normalité de telles pratiques dans le cadre des financements internationaux.
Détails sur les conditions du prêt Grâce aux documents publiés par l'ARP[1], nous disposons des détails sur les conditions de ce prêt. Il s'élève à 500 millions de dollars, remboursable sur une période de 5 ans, avec une année de grâce. Le taux d'intérêt appliqué est de 5,51 %, accompagné d'une commission d'engagement de 0,25 % du montant total du prêt. À première vue, ces conditions semblent préférentielles, compte tenu de la notation souveraine de la Tunisie (classée CCC+), de son manque d'accès aux marchés financiers des capitaux, et surtout du niveau de son CDS (Credit Default Swap)[2]. En effet, le taux de 5,51 % semble être avantageux pour un pays dont le CDS est de 14,19 % (CDS Spread de 9,78 % par rapport au taux des Bons du Trésor américain à 5 ans de 4,41 %)[3].
Cependant, une clause particulière de l'accord de prêt soulève des préoccupations majeures et modifie significativement l'évaluation du coût effectif du prêt. Elle stipule que la BCT est tenue de déposer 350 millions de dollars auprès d'Afreximbank pour une durée de 5 ans, avec un taux d'intérêt de seulement 1,65 %. Autrement dit, sur les 500 millions de dollars empruntés, 350 millions (soit 70 % du montant total) doivent être immobilisés pendant 5 ans sous forme de dépôt de garantie, réduisant ainsi l'accès effectif de la Tunisie à seulement 150 millions de dollars.
Le recours à Afreximbank n'est pas inédit. Les documents de l'ARP révèlent qu'un accord similaire avait déjà été conclu le 13 avril 2022 sur 7 ans, avec un taux d'intérêt de 5,76 %, assorti d'un dépôt de garantie de 400 millions de dollars.
Au total, depuis 2022, la Tunisie a emprunté 1,2 milliard de dollars auprès d'Afreximbank au titre de soutiens budgétaires[4]. Toutefois, les deux tiers de ce montant, soit 750 millions de dollars, ont dû être placés sous forme de dépôts de garantie, réduisant considérablement l'utilité réelle de ces emprunts.
Le recours à de tels mécanismes – des prêts assortis de dépôts de garantie – n'est pas une pratique courante dans les financements internationaux. Son application à la Tunisie traduit une dégradation significative de la perception du risque tunisien.
Analyse du coût effectif de ce type de financement Au-delà de ces préoccupations, une question cruciale demeure : quel est le coût effectif de ce genre de financement ? Si on le compare au taux pratiqué par le FMI, actuellement de 3,8 %, le taux de 5,51 % consenti dans cet accord pourrait sembler raisonnable. Il semble être même très avantageux si on le compare au CDS de la Tunisie de 14,19 %. Cependant, comme indiqué plus haut, l'exigence d'un dépôt obligatoire modifie significativement l'évaluation du coût effectif du prêt.
Nous avons essayé d'estimer le coût effectif de ce prêt et voici les résultats (voir Annexe pour les calculs détaillés)[5]:
* Coût de base : Il s'agit du coût de prêt avec les conditions annoncées quant au montant, durée, taux et commissions. Le coût du prêt en intérêts et commissions est de 139 millions de dollars, soit un coût de 27,8 % du total du prêt ou 5,56 % par an si on utilise une approche imparfaite mais indicative pour comparer au taux de 5,51 %.
* Manque à gagner sur placements : Il représente la différence entre le placement à 5 ans des 350 millions de dollars en bons du Trésor à 4,41 % et le taux offert par Afreximbank (1,65 %), soit 48 millions de dollars. Si on ajoute ce manque à gagner au coût de base, le coût effectif du crédit serait de 187 millions de dollars soit un coût de 37,4 % du total du prêt ou 7,49 % par an si on utilise une approche imparfaite mais indicative pour comparer au taux de 5,51 %.
* Manque à gagner sur ressources en devises : Le fait de bloquer sur une période de 5 ans 350 millions de dollars prive l'économie nationale de ressources en devises qui pourraient être utilisées pour financer des importations de produits essentiels ou de biens d'équipement, ou pour rembourser les tombées de la dette extérieure sans recourir à des emprunts additionnels. Ce coût peut être estimé comme la somme des intérêts sur 5 ans payés à l'Afreximbank moins le produit du dépôt. Sur 5 ans, il totaliserait 68,09 millions de dollars, soit 13,6 % du total du prêt ou 8,28 % par an si on utilise une approche imparfaite mais indicative pour comparer au taux de 5,51 %.
Ces calculs, quoique indicatifs, signalent que le taux nominal contractuel de 5,51 % ne reflète pas le coût effectif supporté par la Tunisie. La clause imposant à la BCT de placer 350 millions de dollars auprès d'Afreximbank pendant 5 ans pèse lourdement sur le coût effectif de l'opération. Son coût pourrait s'élever à 8,28 % du total du prêt, soit environ 2,72 points de base en plus du coût de base de l'emprunt. J'imagine que les cadres de la BCT ont fait des calculs similaires et ont alerté les autorités sur le coût effectif de l'opération, mais que les autorités ont accepté faute d'alternative.
Des financements coûteux et des solutions limitées Il est indéniable que les sources de financement du budget tunisien se raréfient. Le recours à des financements assortis de conditions onéreuses ne fait qu'aggraver les déséquilibres financiers du pays. Par ailleurs, des solutions non conventionnelles, telles que le financement direct du Trésor par la BCT ou le recours répété à des prêts d'institutions comme Afreximbank, risquent de donner l'illusion d'une stabilité financière, tout en retardant les solutions aux défis structurels.
L'absence d'actions concrètes face à cette situation pourrait entraîner une aggravation non seulement des coûts financiers, mais aussi des répercussions sociales liées à des réformes structurelles, longtemps différées mais devenues inévitables. La Tunisie se retrouve aujourd'hui face à un dilemme : continuer à s'endetter à des taux de plus en plus élevés et assortis de conditions défavorables, ou engager des réformes structurelles pour regagner la confiance des investisseurs et des partenaires internationaux, rétablir les équilibres financiers, et relancer une croissance durable.
Les enjeux liés aux financements d'Afreximbank[6] Afreximbank s'est imposée comme la principale source de financement extérieur capable de fournir des soutiens budgétaires à la Tunisie. En 2024, sa contribution représentait 75 % des financements extérieurs totaux, une part qui devrait atteindre 78 % en 2025. Cette concentration soulève plusieurs enjeux cruciaux :
1. Transparence statistique Une question essentielle concerne le traitement des dépôts de la BCT auprès d'Afreximbank, estimés à 750 millions de dollars (environ 2,400 millions de dinars). Ces montants sont-ils déduits des avoirs bruts pour le calcul des avoirs extérieurs nets publiés quotidiennement par la BCT ? Ces dépôts représentent près de 10 % des avoirs nets en devises du pays, soit environ 11 jours d'importation. Pour les analystes économiques, la clarté sur ce point est cruciale afin d'évaluer précisément la situation des réserves nationales.
1. Gouvernance de la BCT Dans son rapport annuel de 2022, la BCT mentionne brièvement l'emprunt de 700 millions de dollars auprès d'Afreximbank, sans toutefois détailler l'obligation de dépôt de garantie de 400 millions de dollars ni son impact sur la gestion des réserves de change. De plus, les Commissaires aux Comptes, responsables de la vérification des états financiers de la BCT, n'ont fait aucune allusion à ces dépôts dans leurs rapports.
1. Impact sur la liquidité de la BCT Les dépôts imposés par Afreximbank, bloqués sur des durées de 5 à 7 ans, limitent considérablement les liquidités disponibles pour la BCT. Cette contrainte pourrait poser problème en cas de besoin urgent de devises, que ce soit pour stabiliser le dinar, pour financer des importations, ou pour régler les tombées de la dette extérieure.
1. Gestion des réserves par la BCT Le taux d'intérêt proposé par Afreximbank sur les dépôts (1,65 %) est nettement inférieur aux rendements disponibles sur les marchés financiers internationaux. Par exemple, le taux des bons du Trésor américain à 5 ans atteint 4,41 %, entraînant une perte de rendement estimée à 2,76 % par an. Cette situation réduit la rentabilité des réserves de change.
1. Vulnérabilité financière accrue En immobilisant une partie importante des réserves en devises, la BCT réduit sa capacité à réagir rapidement à des chocs extérieurs, comme une flambée soudaine des prix des importations ou une diminution des entrées de devises (exportations, tourisme, transferts des expatriés). Cette immobilisation limite également les marges de manœuvre pour honorer les engagements extérieurs sans recourir à de nouveaux emprunts.
1. Réputation et perception des marchés Enfin, le fait de mettre en garantie une partie des réserves en devises du pays peut exposer les vulnérabilités financières de la Tunisie. Cette pratique atypique dans le cadre des financements internationaux pourrait nuire à la crédibilité du pays auprès des marchés financiers et influer négativement sur sa perception en termes de solvabilité.
Comme toutes les banques centrales, la Banque Centrale de Tunisie (BCT) joue le rôle de prêteur de dernier ressort pour le système bancaire et, de manière exceptionnelle, pour l'Etat, notamment en période de crise, comme celle du Covid-19. Ces dernières années, le recours de l'Etat au financement de la BCT s'est banalisé, au point où certains pensent à tort que la BCT dispose de ressources illimitées.
Cependant, la BCT ne dispose que de 1,568 million de dinars de fonds propres, dont une grande partie est constituée de réserves destinées à couvrir les risques. Elle ne dispose pas des ressources nécessaires pour accorder à l'Etat des facilités de financement à long terme, sur 10 ou 15 ans, qui représentent aujourd'hui plus de dix fois ses fonds propres. Par conséquent, la BCT crée de la monnaie sans contrepartie productive, ce qui explique en partie pourquoi la Tunisie est l'un des rares pays où, non seulement le niveau de croissance pré-Covid-19 n'a pas été retrouvé, mais où l'inflation reste encore élevée.
Quel est le coût de cette politique et qui paye la facture?
Lors de sa réunion du 28 décembre 2024, le Conseil d'Administration a souligné que l'évolution future de l'inflation dépendrait, entre autres, de la « capacité à gérer les déséquilibres des finances publiques ». Il a averti que la persistance de l'inflation à des niveaux élevés « pourrait compromettre la stabilité des prix et entraver le processus de consolidation des capacités économiques et financières du pays ».
La décision du Conseil de maintenir le taux directeur à 8 % ne doit donc pas surprendre. Ces avertissements ont été réitérés à plusieurs reprises par la BCT, mais en vain. Entre-temps, ce sont l'économie nationale, les entreprises, et les citoyens qui continuent de supporter le coût des taux d'intérêt élevés. [1] Projet de Loi n° 083/2024 portant approbation de l'annexe rectificative au contrat de prêt conclu entre la BCT au nom et au profit de l'Etat tunisien et l'Afreximbank [2] Un CDS (Credit Default Swap) est un instrument financier dérivé utilisé comme une forme d'assurance contre le risque de défaut sur une obligation ou tout autre instrument de dette. Les CDS sont souvent considérés comme des indicateurs du risque de crédit pour les pays. Un CDS souverain élevé indique une perception accrue de risque de défaut pour un pays. [3] Country Default Spreads and Risk Premiums [4] En 2023, la Tunisie a emprunté 473 millions de dollars pour le financement d'importations stratégiques [5] Détail des calculs [6] Afreximbank, ou Banque Africaine d'Import-Export, est une institution multinationale fondée en 1993 et ayant son siège au Caire, en Egypte. Son objectif principal est de stimuler et de financer les échanges commerciaux intra-africains ainsi que les exportations des pays africains. Elle intervient dans divers domaines clés, notamment le financement du commerce, le soutien à la diversification économique et le financement des infrastructures à travers le continent. En outre, l'Afreximbank joue un rôle crucial dans la stabilisation des économies africaines en période de tensions économiques, en fournissant des financements à long terme et en atténuant les risques financiers auxquels sont confrontés les pays membres.