À l'occasion de la commémoration du décès d'Habib Bourguiba le 6 avril 2000, Business News revient sur le parcours exceptionnel de cet homme d'Etat hors norme. Stratège, visionnaire, autoritaire parfois, mais profondément moderniste, Bourguiba aura marqué la Tunisie comme nul autre. Pourtant, sa fin fut tragique : humilié, isolé, mis à l'écart. Voici l'histoire d'un héros que la République n'a pas su honorer à la mesure de son sacrifice. Habib Bourguiba n'était pas un homme ordinaire. Sa mémoire non plus. Né le 3 août 1903, décédé le 6 avril 2000, Habib Bourguiba se distinguait, dès les années 1930, par son éloquence, son sens politique et son intransigeance face au protectorat français. Fondateur du Néo-Destour en 1934, il réoriente la lutte anticoloniale vers une stratégie plus moderne, articulée autour du dialogue, de la communication de masse et de la légitimité populaire. Arrêté, emprisonné, exilé à plusieurs reprises, Bourguiba reste inébranlable. De La Marsa à Djerba, de Teboursouk à l'île de Groix, il endure tout sans jamais renoncer à son objectif ultime : l'indépendance de la Tunisie. En 1956, il l'arrache à la France, non par les armes, mais par la diplomatie, l'intelligence et la ténacité. Il devient alors chef du gouvernement, puis président de la République en 1957, après l'abolition de la monarchie husseinite.
Le président visionnaire Les premières années de son règne sont une véritable révolution pour la Tunisie. À peine installé à la tête de l'Etat, Habib Bourguiba engage une série de réformes sans précédent dans le monde arabe. La plus emblématique est sans doute le Code du Statut Personnel, promulgué dès août 1956, quelques mois à peine après l'indépendance. Avec ce texte, la Tunisie devient le premier – et jusqu'à aujourd'hui le seul – pays musulman à interdire explicitement la polygamie. Une mesure audacieuse qui provoque l'ire des conservateurs, mais que Bourguiba assume avec une rare fermeté. Il impose également le divorce judiciaire, abolit le mariage forcé et relève l'âge légal du mariage pour les filles. La femme tunisienne cesse d'être un objet de transmission patriarcale : elle devient une citoyenne à part entière. Mais Bourguiba ne s'arrête pas là. Il investit massivement dans l'éducation, la rendant gratuite et obligatoire. Il crée des centaines d'écoles, d'instituts, d'universités. Il fait de la santé publique un pilier de sa politique : campagnes de vaccination, planification familiale, lutte contre les épidémies. Il fait entrer la Tunisie dans la modernité, avec un Etat fort, organisateur, centralisé et rationalisé. Son rapport au religieux est à la fois respectueux et critique. Il ne renie pas l'islam, mais le replace dans un cadre républicain. Il ne se contente pas de discours : il agit. En 1964, en plein ramadan, il choque le monde musulman en buvant un verre d'eau à la télévision nationale, en plein jour, devant les caméras. Son but ? Encourager les travailleurs, les ouvriers, les agriculteurs à continuer à produire malgré le jeûne. Son message est clair : la foi ne doit pas être un frein au progrès ni un prétexte à l'inaction. Pour lui, la religion est une affaire privée. L'Etat ne peut être à genoux devant le dogme. Cette laïcité de fait, il l'impose non par les textes, mais par l'exemple et la fermeté. C'est peut-être ce qui rend aujourd'hui son héritage aussi dérangeant pour ceux qui l'agitent sans en incarner le fond.
Le Bourguiba autoritaire Mais le pouvoir absolu corrompt absolument. Et Bourguiba, en dépit de son génie politique, n'échappe pas à cette règle. Très tôt, il verrouille la vie politique. Le parti unique devient la norme, les opposants sont réduits au silence ou envoyés en prison. Le culte de la personnalité s'installe progressivement, jusqu'à l'instauration de la présidence à vie en 1975. Il commet aussi des erreurs : l'affaire de Bizerte, la tentative de fédération avec la Libye, les hésitations économiques avec l'expérience socialiste de Ben Salah… Autant d'épisodes qui entachent son bilan. Mais il reste, malgré tout, le seul vrai stratège que la Tunisie ait connu au pouvoir.
Son autoritarisme, s'il est indéfendable sur le plan des libertés, s'inscrit dans une époque, dans une vision. Il voulait une Tunisie forte, unie, stable. Et pour cela, il était prêt à tout contrôler.
La chute et l'humiliation Les dernières années de Bourguiba sont marquées par la déchéance physique et l'isolement. Rongé par la maladie, affaibli, parfois incohérent dans ses propos, le président à vie devient de plus en plus dépendant de son entourage. C'est dans ce contexte que Zine El Abidine Ben Ali, alors Premier ministre, orchestre le coup d'Etat médical du 7 novembre 1987, en s'appuyant sur un rapport de médecins qui le déclarent inapte à gouverner. En quelques heures, l'homme qui a bâti la Tunisie moderne est évincé. Il est assigné à résidence dans sa maison de Monastir, sous surveillance constante, coupé du monde et interdit de toute expression publique. Pendant treize ans, il vivra ainsi, dans un isolement total, sans discours, sans interview, sans contact avec la vie politique. Une fin cruelle pour un chef d'Etat de cette envergure. Pourtant, son décès, le 6 avril 2000, ne passe pas inaperçu. Le peuple tunisien lui rend un hommage digne et silencieux. Des milliers de citoyens se déplacent spontanément à Monastir. Les files s'allongent autour du mausolée où repose sa dépouille et qu'il a lui-même érigé. On y voit des familles, des jeunes, des vieux, des anonymes. Pas de cris, pas de slogans. Juste un profond respect. Plusieurs chefs d'Etat et représentants officiels assistent aux obsèques le 8 avril : Jacques Chirac, président de la République française ; Abdelaziz Bouteflika, président de l'Algérie ; Yasser Arafat, président la Palestine ; Hosni Moubarak, président de l'Egypte ; et le prince Moulay Rachid, représentant le Maroc. Zine El Abidine Ben Ali, malgré sa volonté de tourner la page, n'efface pas totalement Bourguiba de la mémoire collective. Il maintient son nom sur des villes, des avenues, des lycées, des hôpitaux. Des statues restent debout. Il n'y a pas eu de damnatio memoriae. Mais il n'y a pas eu non plus de vraie réhabilitation. Le silence était pesant, presque gêné. Comme si l'on ne savait pas quoi faire de ce monument vivant devenu encombrant.
L'héritage trahi Habib Bourguiba n'a pas seulement été mis à l'écart de son vivant. Il a aussi été trahi après sa mort. Ses principes, ses combats, sa vision — tout cela a été piétiné, récupéré, travesti. Dès les années Ben Ali, sa mémoire a été utilisée comme un outil de propagande. On le citait dans les discours officiels, on nommait des rues à son nom, mais on reniait tout ce qui faisait de lui un homme d'Etat exceptionnel. L'autoritarisme, la censure, la corruption, le clientélisme ont prospéré là où Bourguiba rêvait d'un Etat de droit, d'un peuple éduqué, d'un progrès continu. Après 2011, Bourguiba est redevenu fréquentable, presque tendance. Son image est ressortie dans les places publiques, ses discours sont devenus des références, ses citations tournent en boucle sur les réseaux sociaux. Mais ce retour, souvent, ne fut qu'un calcul politique. Plusieurs figures ont utilisé son nom pour se bâtir une légitimité factice. Le plus emblématique reste Béji Caïd Essebsi, qui a brillamment rejoué la carte du vieux sage destourien. Il s'est présenté comme le dernier dépositaire du bourguibisme historique, et sa victoire de 2014 lui a donné raison. Mais derrière les discours, peu d'actes ont suivi. Mohsen Marzouk, ancien conseiller de BCE, est allé encore plus loin. Il s'est proclamé héritier du bourguibisme à chaque occasion, lançant un parti aux couleurs destouriennes, multipliant les références historiques, jusqu'à tomber parfois dans une mise en scène excessive. Pourtant, son discours est resté vide de tout contenu réformiste. Rien dans sa trajectoire ne traduit une vision aussi construite ou aussi courageuse que celle de Bourguiba. Abir Moussi, elle aussi, s'est appropriée le legs bourguibien avec un zèle singulier. Ancienne du RCD, elle a relooké le destourisme en opposition frontale à Ennahdha, en agitant la photo de Bourguiba dans chaque meeting, en affichant son portrait derrière chaque pupitre. Mais cette insistance, quasi obsessionnelle, sonne plus comme une provocation que comme une continuité politique. Elle confond souvent autorité et autoritarisme, discours républicain et affrontement stérile. Kaïs Saïed, quant à lui, ne rate aucune occasion de se réclamer de Bourguiba. Il reprend certaines expressions, se veut porteur d'un projet républicain, invoque la souveraineté populaire, et cite souvent Bourguiba comme une référence nationale incontournable. Depuis son arrivée au pouvoir, il multiplie les visites au mausolée de Monastir, notamment le 6 avril, date anniversaire de la mort du président fondateur. À chaque commémoration, il s'y recueille, prend la parole face caméra, et parle du devoir de mémoire, de l'Etat, du droit, de la dignité. Une mise en scène calibrée, dans un cadre solennel. Mais cette démarche a quelque chose d'étrangement opportuniste. Avant son élection, Kaïs Saïed critiquait justement les hommes politiques qui se rendent sur les tombes des figures historiques pour se faire voir. Il fustigeait cette pratique, qu'il qualifiait de théâtrale et de vide de sens. Aujourd'hui, il fait exactement ce qu'il dénonçait hier — avec la même théâtralité, mais sans jamais assumer l'héritage réformiste de Bourguiba. Car dans le fond, Saïed n'est pas bourguibien. Ni dans la pensée, ni dans la méthode. Il ne croit pas à la centralité de l'école, il ne parle jamais de la femme tunisienne comme actrice du progrès, il refuse toute lecture critique des textes religieux, et il méprise les institutions que Bourguiba avait pourtant consolidées. Là où Bourguiba s'entourait d'experts, Saïed décide seul. Là où Bourguiba affrontait les dogmes, Saïed les contourne ou les nourrit. Là où Bourguiba construisait un Etat rationnel, Saïed cultive l'ambiguïté et l'improvisation. D'autres figures comme Moncef Marzouki ou Mohamed Abbou, à des degrés divers, ont recyclé des éléments de langage bourguibiens sans jamais en porter l'héritage profond : celui de la réforme sociale, de la pensée critique, de l'éducation émancipatrice. Pendant ce temps, le vrai bourguibisme — celui de l'école, du progrès, de la femme, de la raison — a disparu. Il ne reste que l'image. Le fond, lui, a été abandonné. Aujourd'hui, la Tunisie vacille, sans cap ni doctrine. Et Bourguiba, au lieu d'être une source d'inspiration, est devenu un décor de meeting, une photo d'arrière-plan, un masque creux derrière lequel chacun projette ce qui l'arrange. Le bourguibisme est mort, non pas de vieillesse, mais de trahison. Et ceux qui prétendent parler en son nom sans en avoir la substance sont les premiers responsables de cette imposture. Habib Bourguiba n'était pas un saint. Il n'était pas parfait. Mais il était habité par une vision, un amour sincère pour la Tunisie, et un projet de civilisation. Sa vie fut une épopée. Sa fin, une blessure ouverte. Et son souvenir, un miroir cruel tendu à ceux qui lui ont succédé.