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Présentation de l'ouvrage de Sophie Bessis : la civilisation judéo-chrétienne Anatomie d'une imposture
Publié dans Business News le 22 - 04 - 2025


Une déconstruction magistrale et salutaire

Par Raja Ben Slama *
Historienne de formation, Sophie Bessis est une intellectuelle engagée dont le parcours force le respect. Agrégée d'histoire, elle a dirigé la rédaction de Jeune Afrique, exercé comme chercheuse associée à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), et occupé le poste de secrétaire générale adjointe de la Fédération internationale des droits humains (FIDH). Elle a également enseigné l'économie politique du développement à la Sorbonne et à l'Inalco, tout en menant de nombreuses missions pour l'Unesco et l'Unicef, notamment en Afrique. Son œuvre, traduite en plusieurs langues mais rarement en arabe, témoigne d'un engagement constant en faveur des droits humains, de la laïcité, de l'émancipation des femmes et d'une critique lucide et incisive des rapports de domination Nord-Sud. Je peux ajouter aussi que Sophie et sa sœur Sandra ont eu le mérite et la générosité d'offrir la bibliothèque privée de leurs parents, Aldo et Juliette Bessis, à la Bibliothèque nationale de Tunisie en 2017.
Dans son dernier ouvrage, La Civilisation judéo-chrétienne – Anatomie d'une imposture (Les Liens qui libèrent, 2025), Sophie Bessis poursuit avec érudition et rigueur son entreprise de démystification des mythes identitaires contemporains. Elle s'attaque à un syntagme omniprésent dans le discours politique et médiatique depuis les années 1980 : celui de « civilisation judéo-chrétienne ». Elle en déconstruit les fondements idéologiques, les usages politiques et les stratégies qui lui ont permis de s'imposer comme une évidence, alors qu'il s'agit d'un ramassis de contre-vérités.

Une démarche multidimensionnelle
L'auteure articule sa démonstration autour de trois axes fondamentaux :
1. Un travail de déconstruction au sens fort : Bessis retrace la « généalogie » du concept, en interroge les silences et les intérêts qu'il sert. Elle met en lumière les visées politiques d'un mythe forgé de toutes pièces pour créer et légitimer un ordre établi.
2. Une exploration du refoulé historique : elle souligne que l'oubli ici n'est pas une omission passive. Il s'agit d'une « fabrique de l'oubli », où ce que l'on tait est activement invisibilisé par des discours normatifs, dans une logique de savoir-pouvoir. Je reviendrai sur la nature de ce refoulé, d'un point de vue psychanalytique.
3. Un rétablissement méthodique de la vérité historique : en historienne rigoureuse, Bessis redresse les distorsions imposées à l'histoire pour servir une narration identitaire réductrice. Elle rappelle les faits historiques en démontant les catégories figées et les identités closes.
Trois processus idéologiques : occultation, appropriation, exclusion
L'auteure identifie trois mécanismes imbriqués dans la construction du mythe « judéo-chrétien » : l'occultation, l'appropriation et l'exclusion.
L'occultation, ou plutôt les occultations
Bien que ses racines historiques soient anciennes — Jésus étant d'abord un juif, et la Bible regroupant pour les chrétiens les textes sacrés du christianisme et le Tanakh hébraïque, autrement dit l'Ancien et le Nouveau Testament —, le terme « judéo-chrétien » ne s'est véritablement popularisé, pour désigner une identité occidentale supposément unifiée et homogène, qu'au cours des quarante dernières années. L'auteure emploie avec ironie l'expression « grand remplacement culturel » afin de souligner un glissement : l'Europe, longtemps présentée comme héritière de la civilisation gréco-latine, est désormais décrite comme fondamentalement « judéo-chrétienne ».
Pour garantir le succès de cette invention, plusieurs oublis volontaires ont été fabriqués.
D'une part, dans une logique d'épuration identitaire, les multiples apports civilisationnels venus de l'Orient — qu'ils soient égyptiens, arabes ou d'autres provenances — ont été volontairement occultés. Ainsi, écrit l'auteure, « l'Europe s'est instituée comme la civilisation en rejetant dans les limbes tout ce qui pouvait porter atteinte à cette construction de sa personnalité ».
Cette même dynamique d'effacement a été appliquée aux Juifs, devenus citoyens européens, bien qu'ils aient longtemps été perçus comme l'incarnation même de l'Oriental, que ce soit à travers leurs vêtements, leurs pratiques culturelles ou leurs habitudes alimentaires. Ce processus de réinvention de l'identité juive a notamment été théorisé par Hannah Arendt dès 1941. L'objectif : intégrer les Juifs dans une Europe qui se voulait radicalement occidentale, en niant toute trace d'altérité orientale.
Il ne s'agit pas ici d'un orientalisme au sens classique, où l'Orient est fantasmé comme exotique, sensuel, archaïque ou irrationnel, mais d'un mécanisme d'annihilation pure et simple : l'Orient est nié et effacé. Cette négation sera par la suite projetée dans les relations entre Juifs européens et Juifs orientaux, ces derniers étant marginalisés, méprisés et souvent invisibilisés.
À la manipulation identitaire refoulante de l'Orient — que l'on pourrait qualifier de « désorientalisme » — s'ajoute une autre forme d'occultation, cette fois historique : celle de deux millénaires d'antijudaïsme. On assiste également à l'effacement des origines du christianisme, où l'altérité juive constitua la première altérité fondatrice, contre laquelle l'Europe chrétienne s'est construite, au-delà des divergences doctrinales. On oublie ainsi que les Juifs furent historiquement considérés comme le « peuple déicide ». Le judéocide nazi, longtemps marginalisé dans sa spécificité jusqu'au procès d'Eichmann en 1962, a donné lieu à une judéophilie officielle. Selon l'auteure, cette dernière représente un miroir inversé de l'antisémitisme : elle ne remet pas en question en profondeur l'habitus antijuif européen, mais permet à l'Europe de se dédouaner symboliquement de son crime. Le basculement brutal de l'antisémitisme à une admiration sans réserve du Juif soulève nécessairement des interrogations.
Comment s'est construite cette judéophilie officielle dont l'objectif serait de restaurer la supériorité morale de l'Occident, en dépit de l'extermination systématique de six millions de Juifs par le régime nazi et ses alliés durant la Seconde Guerre mondiale ?
L'effacement et l'oubli ne suffisent pas : une autre forme d'appropriation est nécessaire.

Une dynamique d'appropriation-désappropriation
L'auteure mobilise, non sans humour, deux métaphores issues des rites de passage chrétiens : le baptême et le mariage.
1. Le premier rituel symbolique est celui du « baptême » de l'Etat d'Israël. Désormais adopté par l'Occident et élevé au rang de « fétiche judéo-chrétien », Israël devient l'objet d'un soutien inconditionnel, y compris dans ses politiques expansionnistes, coloniales et criminelles. L'Occident confère à cet Etat le statut d'héritier de la victime, mais également celui de victime éternelle. Ainsi, Israël est figé dans une position de souffrance perpétuelle, jamais perçu comme bourreau, même lorsqu'il est à l'origine d'exactions dans les territoires palestiniens résiduels.
Plus loin, l'auteure évoquera une autre forme d'identification : le refoulé colonial de l'Occident, qui constitue une des sources du philojudaïsme contemporain. En effet, l'Etat d'Israël incarne pour certains Etats occidentaux une forme de revanche symbolique, une réponse implicite aux épisodes les plus humiliants de leur propre histoire coloniale, notamment ceux liés à la décolonisation.
1. Le « mariage » consiste à populariser le terme « judéo-chrétien » jusqu'à en faire, comme on l'a vu, le fondement même de la civilisation occidentale. Il devient ainsi difficile « de haïr ce que l'on présente comme une part intégrée de soi ». Ce processus constitue une « intégration instrumentalisée », qui permet à l'Occident non seulement de se racheter symboliquement de sa culpabilité historique envers les Juifs, mais aussi de s'approprier l'universalité du monothéisme, initialement formulée par le judaïsme, tout en effaçant ses origines orientales. D'une pierre deux coups, donc.
L'exclusion
Plutôt trois coups. Car à travers ces multiples opérations d'effacement, d'appropriation et de désappropriation, l'islam devient le tiers civilisationnel exclu, relégué au rang d'ennemi intérieur en Europe, incarné principalement par les immigrés musulmans et leurs descendants. Pour ancrer cette exclusion dans les représentations collectives, un autre oubli stratégique est nécessaire : celui de la proximité historique entre judaïsme et islam, ainsi que de la riche circulation des savoirs entre l'Espagne judéo-musulmane et l'Europe chrétienne.
Comme le rappelle l'auteure, jusqu'à l'époque coloniale, Juifs et musulmans ont cohabité en terres d'islam de manière généralement moins violente que dans la chrétienté. Personnellement, je pense que cette affirmation trouve un écho dans de nombreuses sources médiévales arabes. Lors de la Peste noire (1347–1352), par exemple, les communautés juives d'Europe furent massivement persécutées : accusées d'avoir provoqué l'épidémie en empoisonnant les puits ou en conspirant contre les chrétiens, elles furent victimes de pogroms sanglants. À Strasbourg, le 14 février 1349, près de deux mille Juifs furent brûlés vifs, avant même que la peste n'atteigne la ville. En terres d'islam, en revanche, les accusations se portèrent principalement sur les femmes, considérées comme les responsables de la propagation, et confinées à l'espace domestique.
Ainsi, les frontières symboliques entre un « Nord » occidental et un « Sud » musulman se trouvent durcies. Après avoir été folklorisé par l'orientalisme, l'islam est progressivement stigmatisé comme une religion foncièrement incompatible avec les valeurs démocratiques.

L'inversion orientale : réappropriation et effacement
Mais le syntagme « judéo-chrétien » ne s'est pas uniquement imposé dans l'espace occidental. Comme le souligne l'auteure, il a également été bien accueilli, voire intégré, dans les discours du monde arabe, turc et iranien. Dans ces contextes, il devient un topos de la rhétorique anti-occidentale, sous la forme du « complot judéo-chrétien ». Ce retournement discursif traduit à son tour un effacement de la composante juive de l'histoire islamique, et donc une désappropriation culturelle de la part juive qui, historiquement, cohabitait avec l'islam dans les sociétés du Maghreb et du Proche et Moyen-Orient.
Cette dynamique s'inscrit dans un processus plus large de refus des altérités internes, observable tant du côté du sionisme que de celui de l'arabisme. Dans les deux cas, la construction identitaire repose sur l'exclusion des éléments considérés comme hétérogènes : les juifs orientaux (Mizra'him) dans le cas israélien, les minorités ethniques ou confessionnelles dans le cas des nationalismes arabes.
L'auteure rappelle notamment le mépris dont furent victimes les juifs originaires des pays arabes en Israël, accusés de « levantiniser » l'Etat naissant. Cette hostilité envers les Mizra'him s'inscrit dans la volonté de construire une identité nationale homogène, en rupture avec l'héritage oriental. Le syntagme « judéo-chrétien » sert aujourd'hui de justification idéologique à des politiques identitaires, hégémoniques et sécuritaires, tant en Occident qu'ailleurs. D'un point de vue psychanalytique, le refoulement est un mécanisme de défense. Dans le cas de cette construction mensongère où le refoulé est une construction mensongère dont tous les partis se servent, il s'agit d'une défense contre l'altérité, contre l'altérité orientale et islamique, s'agissant des Occidentaux, contre l'altérité orientale s'agissant des Israéliens ou des juifs occidentalisés, contre l'altérité juive et occidentale s'agissant des arabo-musulmans. Cette construction est donc utile à trop d'acteurs — politiques, religieux, intellectuels — pour disparaître. Néanmoins, le montage qui a présidé au doublet mensonger commence à s'effriter.

« Ça déconstruit »
Dans son dernier chapitre, l'auteure revient sur l'actualité brûlante de la guerre à Gaza, qui a intensifié la polarisation du débat international. Le philojudaïsme occidental, selon elle, atteint un point culminant, notamment à travers des prises de position politiques et médiatiques de plus en plus inconditionnelles envers Israël. Toutefois, comme le dirait Derrida, tout processus d'idéalisation ou de mystification contient en lui-même les germes de sa propre déconstruction : ça déconstruit !
Même au sein de récits hégémoniques ayant rencontré un large succès, des tensions, des résistances et des retours du refoulé continuent de se manifester. On observe ainsi un refus croissant de la confusion entre judaïsme et israélité. La figure d'Israël comme « victime éternelle » cède progressivement la place à une perception plus critique, où l'Etat israélien apparaît sous les traits du bourreau, en dépit des efforts continus visant à assimiler toute critique d'Israël à de l'antisémitisme.
Par ailleurs, l'image monolithique du « Juif occidental » est elle aussi remise en cause. On assiste à une redécouverte de la pluralité des origines, des langues et des traditions juives, qui remet en question l'universalisme implicite du modèle ashkénaze et européen. Cette revalorisation des identités multiples met en lumière les dimensions orientales, africaines ou arabo-berbères de la culture juive, longtemps occultées.

Enfin, en Israël même, la montée du fondamentalisme juif tend paradoxalement à rapprocher certains aspects de la société israélienne des traits culturels et politiques que l'Occident attribue volontiers à l'Orient musulman. Cette évolution souligne les contradictions internes du récit judéo-chrétien et complexifie davantage la cartographie idéologique construite autour des notions de modernité, de démocratie et de civilité.
La déconstruction opérée par l'auteure est magistrale et salutaire. En dévoilant les mécanismes d'effacement, d'appropriation et d'exclusion, elle propose une pensée résolument anti-essentialiste, qui refuse les identités figées au profit de leur pluralité et de leur historicité et donne sens à la « déconstruction » interne de l'agencement idéologique. Cette démarche a une valeur thérapeutique : elle dit la vérité, et la vérité libère, car elle ouvre la voie à une mémoire plus juste.


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