«Qu'est-ce qu'un Tunisien et qui est Tunisien dans les discours politiques de l'après-14 janvier ?». Tel fut le thème de la rencontre, organisée vendredi dernier au club culturel Tahar-Haddad, avec l'écrivaine et intellectuelle Sophie Bessis, devant un parterre d'intellectuels et de personnalités tunisiennes. La rencontre a apporté un éclairage sur certains aspects de la question identitaire de la Tunisie post-révolution, mais n'a pas répondu à l'interrogation, objet du débat : Qu'est-ce qu'un Tunisien ? En effet, l'invitée n'a pas esquissé le portrait robot de ce Tunisien d'aujourd'hui ? Sur la question de l'identité, Sophie Bessis précise qu'elle présente quelques particularités dans le monde arabe, bien que le phénomène soit mondial. «Aujourd'hui, le monde occidental et les pays émergents s'orientent vers des formes de multiculturalisme et de recherche du mode de vivre ensemble, alors que dans les pays arabes, nous serions plutôt en train d'aller vers une quête fantasmée de pureté identitaire». Tunisiens ou arabo-musulmans ? «Les débats autour de l'identité ont surgi sous de formes nouvelles après le 14 janvier. Cela est dû à la libération du discours qui a réactivé les clivages entre les partisans d'une Tunisie ancrée dans une pluralité ethno-historico-religieuse assumée et les partisans d'une unicité revendiquée», explique, d'autre part, la conférencière. «Tunisianité ou arabo-islamité, Tunisie plurielle ou exclusivement arabo-musulmane ?». Pour répondre à la question de l'appartenance qui comprend le fait juif, le fait berbère et l'appartenance à l'espace méditerranéen, l'intervenante s'est attardée sur un rappel autour de deux concepts : la tunisianité et l'hégémonie de l'appartenance arabo-musulmane. C'est Bourguiba qui a imposé la vision de tunisianité, concept forgé depuis la première période du réformisme tunisien, pour deux raisons essentielles : par conviction profonde et parce que cette tunisianité permettait à Bourguiba de s'opposer aux tenants d'un nationalisme arabe, idéologiquement et politiquement hégémonique dans le monde arabe. «Le concept de tunisianité aidait à l'autonomisation du fait politique tunisien par rapport à ses voisins. Il était l'affirmation d'une personnalité arabo-musulmane rattachée au grand ensemble arabe, mais néanmoins différente par certains aspects. Oui à la profondeur historique de la nation et non à la pluralité de ses composantes, autrement dit ses minorités. La tunisianité officielle s'est construite sur cette ambigüité», argumente Bessis. Pour ce qui est des tenants du deuxième concept, à savoir l'hégémonie arabo-musulmane, Sophie Bessis parle d'une appartenance «exclusive et non centrale qui consiste à fondre la Tunisie dans l'espace plus large de la nation arabe en gommant toute référence susceptible d'éloigner le pays d'une conception extraterritoriale de la nation». Elle ajoute qu'à l'intérieur de cette mouvance, il existe deux types de positions. La première, la plus radicale, tente d'effacer de la mémoire collective tout ce qui ne se rattache pas à la racine arabo-musulmane, alors que la deuxième reconnait la pluralité tunisienne, mais argue une identité tunisienne arabo-musulmane. Pas d'égalité de droits «On retrouve ces deux positions dans le discours du chef de l'Etat, Moncef Marzouki. Lors de sa prestation de serment en décembre 2011, il a accusé l'ancien régime d'avoir porté atteinte à l'identité arabo-musulmane du pays. Quelques semaines plus tard, au Sommet de l'Union africaine à Addis Abbeba, en janvier 2012, il a dit que la Tunisie est à la croisée de l'espace méditerranéen, arabe et africain», soutient l'intervenante qui souligne, d'autre part, que la position officielle des islamistes sur cette question consiste à «récuser toute autre appartenance arabo-musulmane. Seule la mouvance salafiste pratique un internationalisme islamique». Alors qu'en est-il de l'appartenance dans l'espace méditerranéen depuis le 14 janvier ? Le sujet, de par sa complexité, a fait polémique au sein de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, en raison des clivages entre deux grandes familles culturelles au sens anthropologique du terme : la Tunisie littorale, maritime et la Tunisie rurale, terrienne. Concernant les minorités, notamment juive et berbère, l'intervenante note que l'injonction à l'unanimisme a libéré une parole berbère depuis le 14 janvier 2011 : congrès national de Matmata et congrès international de Djerba en avril 2011 qui a nommé à sa tête comme président un Tunisien. Actuellement, il y a donc une résurgence amazigh. Pour ce qui est des juifs, la libération de la parole a réactivé incontestablement le débat sans en changer la teneur. Malgré la faible présence des juifs, le fait de nommer deux juifs à la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution n'est pas neutre symboliquement. «Dans la prochaine Constitution, il n'y aura pas de totale égalité en droits pour les juifs pour plusieurs raisons complexes et contradictoires, au centre desquelles il y a la cause palestinienne. Malgré tous les clivages, on ne peut pas tenir, en Tunisie, un discours antisémite direct », souligne la conférencière. C'est le seul pays où la multiplicité des appartenances est richement posée. Dans ce long développement sur la place des minorités après le 14 janvier, Sophie Bessis a occulté les minorités noire et chrétienne, mais n'a pas manqué de s'en excuser.