On le savait féru de grandes envolées. Mais cette fois, le président a décidé d'empoigner son balai pour débarrasser l'administration tunisienne de ses « infiltrés ». Un bon coup de torchon, et hop, on ouvre la porte aux « purs », aux « vrais », ceux qui attendent sagement dehors, diplôme sous le bras, promesses plein les oreilles. Sur le papier, ça sent bon la vertu. Mais à y regarder de plus près, le parfum est plus rance. Ça sent la purge politique à l'ancienne, sauce populiste, servie pour calmer la rue et réchauffer l'ego du pouvoir. Car derrière le mot d'ordre « on nettoie ! » se cache un vieux réflexe bien connu : écarter ceux qui gênent pour mieux installer les siens. Et tant pis pour les lois, les statuts, les tribunaux. À la guerre comme à la guerre.
Une purge aux contours flous, un schéma bien connu Le président de la République a donc encore parlé. Et cette fois, le 5 mai dernier, il a annoncé rien de moins qu'un plan d'« épuration » de l'administration tunisienne, qu'il accuse d'être infiltrée par des individus ayant transformé leurs responsabilités en « privilèges » et en « butin ». Le mot est lâché. Il faudra « débarrasser » l'appareil d'Etat de ces supposés usurpateurs et, bonne nouvelle pour la foule des chômeurs diplômés, « ouvrir les portes des recrutements » pour les remplacer. C'est donc une révolution administrative qui s'annonce. Une de plus. Mais au fond, que prépare réellement le président ? Ce n'est pas la première fois que Kaïs Saïed agite cette menace. Depuis son coup de force de juillet 2021, il promet régulièrement de « purifier » l'Etat des « vipères qui sifflent dans les couloirs », d'extirper les éléments « corrompus », « vendus » ou ceux qui auraient « infiltré » les rouages administratifs. Problème, jamais il ne précise selon quels critères ces fonctionnaires seront jugés. Qui sont ces « infiltrés » ? S'agit-il des anciens bénéficiaires de l'amnistie générale ? Des « sécuritairement filtrés » à l'époque de Ben Ali ? Des syndicalistes trop remuants ? Ou simplement des hauts fonctionnaires qui osent ne pas s'aligner sur sa grande croisade de « libération nationale » ? Mystère et boule de gomme. Mais à force de flou, on voit poindre un schéma familier, celui d'une purge politique à grande échelle. Car il ne s'agit pas ici d'une simple politique de gestion des ressources humaines. Non, le président entend visiblement remodeler l'administration à son image. Une administration composée de « patriotes », d'« honnêtes »… Comprenez : des fidèles à son processus. Ironie mordante, en voulant nettoyer l'appareil d'Etat des prétendument anciens partisans des régimes passés, il risque fort d'y placer les siens, répétant exactement ce qu'il dénonce. Une inondation de fidèles aux postes clés, sous couvert de redressement moral. On connaît la musique.
Promesses en vitrine, chaos en réserve Sauf que, petit détail, la fonction publique tunisienne n'est pas une armée de figurants à enrôler selon le bon plaisir du chef. Elle est régie par des lois, des statuts, des procédures. Un fonctionnaire ne peut être révoqué sans passer par un conseil de discipline, sans droit à la défense, sans possibilité de recours devant le tribunal administratif. Et ce même tribunal a montré, à plusieurs reprises, qu'il n'entendait pas plier face aux oukases du pouvoir. On se souvient des décisions ordonnant la réintégration des magistrats illégalement révoqués, décisions que le pouvoir a superbement ignorées. Va-t-il recommencer, cette fois à l'échelle des milliers de fonctionnaires que compte la Tunisie ? Il y a là une fuite en avant inquiétante, doublée d'une absurdité économique flagrante. Car pendant que le chef de l'Etat promet monts et merveilles aux jeunes diplômés en quête d'un emploi, les bailleurs de fonds, eux, réclament la réduction de la masse salariale publique, jugée hors de contrôle. Coincé entre ses promesses populistes et les exigences du terrain, il joue ainsi sur deux tableaux. D'un côté, il agite le mirage de milliers de recrutements pour calmer la rue et éviter la grogne populaire ; de l'autre, il prépare en sourdine des coupes sombres dans les effectifs pour continuer à fonctionner et quémander des prêts. C'est une politique à double détente. Mais à force de vouloir dire tout et son contraire, le pouvoir en place risque surtout de précipiter l'Etat dans le chaos, mais aussi dans un nouveau gouffre. Car le scénario est écrit d'avance. Si des fonctionnaires sont révoqués illégalement, ils obtiendront tôt ou tard gain de cause devant la justice. Et l'Etat sera contraint de les réintégrer ou, à défaut, de leur verser des indemnisations couvrant les salaires dus depuis leur éviction jusqu'à leur retour ou leur retraite. Une bombe à retardement financière, qui viendra un jour ou l'autre exploser en plein cœur du budget national.
Epurer sans mode d'emploi Ainsi, sous couvert de libération nationale, c'est un suicide institutionnel qui se prépare. On détruit aujourd'hui, en piétinant le droit et les règles élémentaires de gestion publique. Et on compromet l'avenir en sapant ce qui reste de crédibilité aux institutions tunisiennes. Alors, que restera-t-il demain de cette « épuration » ? Une administration vidée de ses compétences, repeuplée de partisans serviles, mais incompétents ? Des finances publiques exsangues, plombées par des contentieux qu'il faudra bien solder un jour ? Et une population, une fois encore, flouée par des promesses qu'on savait irréalisables ? Les problèmes de l'appareil administratif sont innombrables et la solution ne réside pas dans des licenciements suivis par de nouveaux recrutements massifs. Une restructuration complète de l'administration, une exploitation optimale des ressources humaines basée uniquement sur la compétence, sa modernisation, ce sont une partie de la solution. L'amateurisme n'a pas sa place dans cette affaire. La Tunisie mérite mieux. Mais à ce rythme, ce ne sera plus une guerre de libération nationale : juste une liquidation administrative en bonne et due forme. Un grand ménage sans plan, où l'on brasse beaucoup pour mieux masquer le vide.